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de longs convois de ravitaillement, et notre petite colonne sera transformée en véritable expédition. Et puis que deviendrait le capitaine Galliéni, actuellement à Ségou comme négociateur ? Ahmadou, qui est musulman farouche, le retiendrait irrévocablement prisonnier en apprenant que nous avons délivré des esclaves appartenant à des musulmans, sur un territoire qu’il peut revendiquer ! Enfin nos grands chefs, le gouverneur de Saint-Louis et les ministres de France, qui voient les choses de plus haut, préfèrent éviter tout soulèvement pour n’être pas obligés de le réprimer : en patientant ils comptent que les noirs, nous voyant opposés à cet abominable trafic de chair humaine, « de bois d’ébène » comme disent les traitants, deviendront nos meilleurs auxiliaires contre les musulmans, nos ennemis et les leurs. Toute la politique du Soudan est là.

— Alors la politique est une bien vilaine chose, répliqua Georges dont l’exaspération généreuse ne se rendait pas à toutes ces raisons ; car en attendant qu’elle produise ces effets trop lointains, nous sommes, nous, les représentants d’un grand pays, obligés de supporter ces spectacles dégradants, de laisser des êtres humains souffrir devant nous les pires tortures. Et parmi eux il y a des enfants, vous avez vu, mon capitaine, ces pauvres petits ! Sans doute les mères ont été vendues d’un côté, les enfants de l’autre… Oh !… c’est odieux, odieux !

Mais comme il se retournait pour revoir encore le lamentable troupeau, l’exclamation s’éteignit sur ses lèvres ; descendu de sa mule, le Père blanc conversait avec un des Maures conducteurs de la funèbre caravane, et il n’était pas difficile de deviner quelle affaire il traitait avec lui.

Une dizaine de petits nègres étaient en effet rassemblés autour de sa robe blanche, accroupis, serrés les uns contre les autres, comme des pinsons dans un nid, et, un sac à la main, le missionnaire d’Afrique comptait des douros devant le traitant, la main tendue.

— Voyez, dit le capitaine Cassaigne en montrant à Georges le touchant tableau : voilà le seul antidote de l’esclavage en Afrique ; c’est la Société anti-esclavagiste qui l’envoie ici par l’entremise de ses missionnaires, les hommes les plus admirables et les explorateurs les plus intrépides que je connaisse, car ils ont pénétré partout, dans la région des Grands Lacs, au Tanganika, aux sources du Nil, et partout ils ont racheté, élevé, sauvé des milliers d’enfants comme ceux-ci.