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dans la brousse, les heures se passent, les cris et les commandements se croisent et, plus d’une fois, il arriva que Georges Cardignac n’avait pas même quitté le campement de la veille, que déjà l’avant-garde atteignait le suivant.

Le 6 mars, la colonne arrivait à Bafoulabé, le dernier poste organisé sur le Sénégal lui-même, traversait sur un bac le Bafing, affluent large de trois cents mètres, traversait Badumbé et marchait droit sur Kita.

Pas plus dans ces postes que dans les précédents, M. d’Anthonay n’avait reçu de nouvelles, et malgré tous les efforts qu’il faisait pour ne pas laisser percer sa tristesse, Georges Cardignac le voyait s’assombrir de jour en jour.

Rien ne prédispose aux épanchements du cœur comme le spectacle de la nature sauvage et grandiose : la région que traversait la colonne, d’abord ondulée et verdoyante, avait fait place à des escarpements surplombant les rives du Backoy, à des montagnes taillées à pic comme de hautes murailles, en approchant de la région montagneuse de Kita et de la ligne de partage des eaux entre le Sénégal et le Niger ; dans ce décor grandiose du Soudan africain M. d’Anthonay fit part à son jeune ami de ses projets et de ses regrets.

Il était sans famille, sans affection, sa vie avait été remplie au début par les soucis professionnels comme magistrat et plus tard par la lutte pour l’existence, celle que les Anglais appellent le « struggle for life » et qui avait consisté dans la réédification de sa fortune à l’étranger.

Maintenant que ce but était atteint, il s’apercevait que la fortune ne pouvait à elle seule constituer le bonheur vrai et qu’il n’en jouirait pleinement qu’en la partageant et en faisant des heureux autour de lui. — Or quelle famille était plus digne de ce bonheur inattendu que celle du vaillant Lorrain, si durement éprouvé en 1870 ? Il avait donc résolu, non seulement d’instituer les deux filles de M. Ramblot ses héritières, mais encore de donner à leur père, dès maintenant et sans attendre, la part de fortune qui leur reviendrait après lui.

Puis était survenue la dépêche par laquelle M. Ramblot lui annonçait la découverte d’une forêt de caoutchouc sur la rive gauche du Niger, et, par une fatalité qu’il appelait un égoïsme inconcevable, il avait retardé l’exécution de son projet, voyant dans cette découverte un moyen d’ajouter quelques centaines de mille francs à ceux qu’il avait déjà.

Et c’était ce calcul qu’il maudissait à cette heure.