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— Ils s’en empareront, interrompit vivement Zahner ; ils s’en empareront, soyez-en sûr !

— Il faudrait que l’Espagne fût bien bas pour se laisser enlever ce poste si important, reprit l’ancien magistrat.

— Ça ne fait rien : ils mettront la main dessus un jour, sans prévenir, par habitude. Prendre pour eux est un besoin, un vrai besoin naturel, comme de manger ; est-ce que vous ne les avez pas vus dernièrement, au Transvaal, prendre quelque chose qu’on ne les croyait pas capables de prendre ?

— Au Transvaal, fit M. d’Anthonay ; mais au contraire, ils ont été au-dessous de tout : et je ne vois pas du tout ce qu’ils ont pris !…

— Mais si… ils ont pris la fuite ! s’écria Zahner dans un franc éclat de rire.[1]

Et malgré sa gravité, l’ancien magistrat ne put s’empêcher de prendre sa part de la gaieté du jeune Alsacien. D’ailleurs, il n’aimait pas les Anglais et ne s’en cachait pas, reconnaissant leurs qualités pratiques et leur esprit de décision, mais ayant éprouvé partout leur insatiable rapacité et leur absence totale de scrupules.

Et sur ce point encore, il sympathisa avec Georges Cardignac qui, en digne petit-fils d’un soldat de la Grande Armée, ne voyait pas seulement dans l’Anglais l’adversaire hypocrite et séculaire de notre pays, mais encore le « bourreau de Sainte-Hélène ».

Un matin, les passagers du Stamboul s’éveillèrent au soleil radieux des Canaries, et M. d’Anthonay montra à Georges, au-dessus des nuages brumeux, un profil argenté, une tache d’une blancheur immaculée qui, perdue dans l’infinité de l’azur, semblait encore s’y confondre.

— C’est le pic de Ténériffe ! s’écria Georges. Que de fois j’en ai entendu parler !

— Tu veux rire, fit Zahner…, à cette hauteur dans le ciel, une montagne !

— Parfaitement, c’est bien cela, appuya M. d’Anthonay. Le Pic de Ténériffe a trois mille sept cent seize mètres ; les Pyrénées, les Alpes, l’Himalaya

  1. Au moment où se tenait cette conversation (1880), les Anglais, ayant tenté d’annexer contre toute justice le Transvaal aux domaines britanniques, venaient d’être battus par les Boers à Potchefstroom, à Laings’sneck et à Schaine-Hoogte ; quelques mois plus tard, ils allaient subir la défaite décisive de Majuba : contraints de reconnaître alors l’indépendance de la vaillante République, ils ont mis vingt ans à préparer une nouvelle agression, aussi injuste que la première.