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succès très grand : car, bien que s’étant préparé dans un lycée de province, à Reims, Émile Andrit avait été reçu dans un très beau rang du premier coup.

Officier : il n’avait jamais rêvé d’autre carrière que celle-là. Pourtant, comme il l’avait dit à Georges, nulle influence atavique ne s’était exercée pour l’orienter de ce côté : aucun de ses parents n’avait été militaire. Mais l’enfant avait été bercé par les souvenirs du premier Empire et de ses gloires ; cent fois son grand-père lui avait parlé des bulletins de la Grande Armée, des victoires succédant aux victoires, de l’enthousiasme populaire à la naissance du Roi de Rome. Le vieillard avait vu le Grand Homme passer un jour à cheval, dans la rue de Vesle, à Reims, calme sur son cheval blanc, alors qu’autour de lui s’accumulaient les armées prussiennes, autrichiennes et russes. Il avait touché un autre jour, à Laon, sa redingote grise, toute humide encore d’une nuit passée au bivouac au milieu de sa Garde ; et tous ces mystérieux enthousiasmes, qui avaient vibré dans l’âme française pendant vingt ans, se retrouvaient, sous la forme d’un culte presque religieux, au fond de l’âme de ce petit Saint-Cyrien, enfant du peuple.

Aussi, dès qu’il avait été en âge de songer à l’avenir, il s’était dit : « J’entrerai dans l’armée ». Comme c’était un Napoléon qui régnait alors, qu’on était même tout près des événements d’Italie, que la guerre du Mexique, malgré les fautes qui en avaient marqué l’origine, jetait encore en France, à travers l’Océan, des bouffées d’héroïsme, il avait rêvé une carrière brillante, comme celle de ces officiers de la Grande Armée, partis soldats, avec la conviction qu’ils portaient dans leur giberne, suivant l’expression d’Oudinot, un bâton de maréchal de France.

Mais la guerre, l’horrible guerre de 1870 était venue : il avait vu passer dans son petit village de l’Aisne, et la débandade de l’armée de Mac-Mahon, et les sombres régiments prussiens revenant de Sedan.

À ce spectacle, si différent des tableaux que l’histoire du passé avait gravés dans sa jeune âme, il avait éprouvé une souffrance aiguë qu’il ne devait plus jamais oublier. Comme il aurait voulu alors avoir l’âge d’homme pour prendre le fusil, lui aussi ; mais il n’avait que quatorze ans et ses parents l’avaient retenu.

Toutefois sa vocation avait été renforcée par ces lugubres visions de défaites ; bien plus, elle s’était épurée, cette vocation, et il avait cessé de