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Et comme le convoi repartait, il se leva, étouffa un cri de douleur et toujours boitant se remit en marche.

Les lignes allemandes franchies, le convoi se scinda en deux sections ; l’aumônier et ses deux compagnons prirent avec l’une d’elles le chemin de Saint-Privat.

Déjà les corvées allemandes étaient partout en mouvement, relevant les morts ; des toitures, des cacolets, des brancardiers coiffés du bonnet à cocarde allaient et venaient ; les cadavres étaient apportés au-bord de la route et alignés comme à l’exercice ; des officiers prenaient des notes ; des soldats, en tenue de corvée, creusaient des tranchées profondes… et Georges, émotionné au plus haut point, se sentit défaillir.

Le prêtre devina l’impression que ce spectacle faisait sur son jeune compagnon, et, pour l’obliger à regarder au loin :

— Voyez là-bas, mon enfant, dit-il, ce village sur les dernières pentes en avant d’un bois : c’est Saint-Ail, et cet autre un peu plus loin sur la droite, c’est Sainte-Marie-aux-Chênes. Il y a eu là un combat acharné. L’histoire en parlera. Le brave colonel de Geslin était là avec le 94e ; il a tenu contre des masses dix fois supérieures, et, au moment où, de Saint-Privat, nous le pensions tué ou pris avec tout son monde, il a pu ramener les débris de son régiment à Roncourt.

Mais c’est ici, sur les pentes que vous voyez là, en avant de Saint-Privat, c’est ici que le spectacle a été terrifiant…

— Vous y étiez, Monsieur l’aumônier ?

— Oui, c’était ma place… J’ai vu sortir dix, puis vingt, puis trente bataillons prussiens de Saint-Ail et de Sainte-Marie-aux-Chênes… la terre en était noire et pour leur en ouvrir l’accès, leurs canons tonnaient avec rage contre Saint-Privat ; mais personne parmi nous ne faisait attention aux canons… nos soldats postés derrière les murs, aux fenêtres des maisons et jusque sur les toits, attendaient, le doigt sur la détente. Il était cinq heures. Le Maréchal avait recommandé de bien viser… de les laisser s’approcher… ils étaient à mille mètres ; je vois encore les compagnies alignées, les officiers devant ; leurs sabres scintillaient. Tout à coup la fusillade se mit à crépiter de notre côté… cinq minutes après, ils étaient cloués sur place ; on voyait les bataillons tourbillonner, des rangs entiers s’abattre. Quelle effroyable tuerie ! un blessé près de qui je me trouvais à ce moment,