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voulu m’honorer m’est la plus précieuse des récompenses ; mais qu’elle veuille, bien permettre aussi, au plus fidèle de ses sujets, de lui faire les respectueuses objections que lui suggèrent, au sujet de cette expédition, son amour pour la France et son dévouement à la dynastie impériale…

Alors, avec une grande chaleur de conviction, et se tournant vers l’Empereur, il parla de l’ambition de la Prusse et de ce nouveau ministre, aux visées puissantes, encore inconnues du grand public, et qui avait nom Bismarck. Il parla de la rapidité de la mobilisation prussienne, expérimentée en 1859, des progrès de son armée, de ses projets non dissimulés de se substituer à l’Autriche, à la tête de l’Allemagne unifiée.

Et, sans remarquer l’air ennuyé de Napoléon III, l’expression irritée du visage de l’Impératrice Eugénie, il conclut par ces paroles, qui eussent été audacieuses dans la bouche d’un ministre, et qui étaient plus que risquées dans la bouche d’un simple colonel :

— Je vous en conjure, Sire, ne permettez pas que nos forces militaires s’épuisent dans des expéditions lointaines, et que nous risquions de rester un jour impuissants devant des événements surgissant à notre porte…

Il n’en put dire davantage : l’Empereur venait de quitter la pose méditative qui lui était familière, et d’une voix où perçait l’impatience :

— C’est bien, colonel, fit-il ; sachez que, partout où se montre le drapeau de la France, une cause juste le précède et qu’un grand peuple le suit…

Et, satisfait de cette phrase redondante, semblable à celles dont il se grisait habituellement, il ajouta, en se dirigeant vers la porte de son cabinet, pour indiquer que l’audience était terminée :

— J’apprécie comme il convient votre dévouement, colonel ; mais ce dévouement eût pu se dispenser d’entrer dans des considérations auxquelles il doit rester étranger : vous avez parlé en esprit superficiel de choses dont vous ne connaissez pas les différents aspects ; je regrette d’être obligé de me priver dorénavant de vos services.

Jean Cardignac comprit : c’était une disgrâce ; mais sa conscience ne lui reprochait rien, et son visage ne refléta aucune émotion. En se retirant, il entendit l’Impératrice dire à l’Empereur, avec une irritation mal contenue et assez haut pour être entendue, la phrase suivante :

— Qui donc avait pu vous conseiller pareil choix ? Jean Cardignac quitta les Tuileries ; il n’y devait plus jamais rentrer.