Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 2, 1899.djvu/306

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Il n’a pas deviné la vraie raison du délaissement dans lequel on a laissé ses cuirasses : la vraie, la seule, mon cher Jean, c’est qu’il répugne au caractère français de marcher au combat autrement que poitrine découverte, et les boucliers n’auront pas plus de succès que les cuirasses.

— Tu crois vraiment que c’est là le motif réel de l’abandon d’une pareille tentative ?

— J’en suis sûr ; on te le dira à l’état-major.

— Tu m’avoueras tout de même que c’est un singulier préjugé, reprit l’officier d’artillerie ; le cuirassier ne se croit pas déshonoré parce qu’il a la poitrine bardée de fer, comme nos ancêtres du Moyen Âge ; le sapeur qui « avec cuirasse et pot en tête » pousse son gabion à l’origine d’une sape, ne se trouve pas ridicule, que je sache. Pourquoi, ce qui est acceptable pour eux, ne le serait-il pas pour le fantassin ?

— Ton raisonnement est la logique même, mais logique et sentiment font deux. Et ni toi ni moi n’y pouvons rien. Maintenant, dis-moi, comment utiliserait-on ces boucliers que tu apportes ?

— Voilà : au moment d’un assaut, la première ligne d’hommes qui franchit le parapet d’une tranchée en présence d’un ouvrage aussi formidable que Malakoff, cette première ligne est fatalement fauchée ; or, suppose que chacun des hommes qui la composent, ayant son fusil en bandoulière, dresse et porte devant lui, en surgissant, un bouclier d’acier forgé de 1m30 de hauteur sur 0m50 de large ; suppose de plus que tous les porteurs de boucliers se serrent les uns contre les autres sans intervalles : c’est sur une véritable muraille métallique que viendra tomber la première grêle de balles, c’est-à-dire la plus meurtrière ; le premier rang sera donc préservé ou du moins touché dans des proportions très minimes, et il préservera, de plus, ceux qui marcheront immédiatement derrière lui.

— Et contre le canon, que pourront tes boucliers ?

— Ah ! le canon, évidemment, fera des brèches dans cette muraille, mais tu sais bien que c’est la balle qui tue le plus de monde dans un assaut. Enfin, n’y eût-il que quelques centaines de vies préservées à ce terrible moment, l’idée de l’Empereur n’en est pas moins louable en tous points.

— Je vois qu’il t’a convaincu.

— C’est vrai.