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— Oui, je connais ça : il y a une catégorie de soldats, celle des fortes têtes, qui ne peut digérer la vie de garnison, qui s’y fait punir constamment, et qui, en campagne au contraire, devient aussi débrouillarde qu’héroïque. C’est un peu l’histoire de la Légion étrangère. Le malheur est que la vie de garnison est l’habitude et que la vie de campagne est l’exception… Et ton grand cheval russe, en es-tu toujours content ?

— Azow ! je crois bien, mon commandant, que j’en suis content. Il a chargé ses anciens maîtres comme s’il n’avait jamais fait que cela ; et à ce propos, il faut que je vous dise que j’ai revu mon sous-officier russe de l’autre jour en arrivant dans la batterie.

— Tu es sûr de l’avoir reconnu ?

— Oh ! absolument ! d’abord il est tout gris ; et puis le même détail que l’autre jour m’a frappé : quand je suis arrivé près du caisson où il se trouvait, il criait des ordres comme un enragé en montrant les Anglais à ses hommes ; puis quand, en se retournant, il nous a vus, nous autres, il s’est mis à l’abri derrière une voiture et n’a plus fait un mouvement ni tiré un coup de pistolet.

— Alors, d’après ce que tu m’as raconté déjà, il a l’air « d’en pincer » pour les Français ?

— Dame, ça crève les yeux : et toujours ce bon regard qu’il avait à l’Alma en me tendant les rênes de son cheval. Aussi, de mon côté, j’aurais pu lui allonger un coup de pointe : je ne l’ai pas fait… On dirait qu’il m’a reconnu.

— Il a dû reconnaître son cheval.

— C’est bien possible, et si nous avions eu seulement une minute pour causer, je lui aurais rendu ses sacoches avec son portefeuille.

— Quel portefeuille ?

— C’est vrai, mon commandant, je ne vous en ai pas parlé : j’aurais dû le faire… Ça doit être des choses de religion, ce que j’ai vu là-dedans : je vais aller vous le chercher. Il s’y trouve un papier qui peut vous paraître intéressant, bien qu’il soit écrit en russe : le reste se compose d’images de saints.

Pierre courut jusqu’à sa tente et en rapporta un petit portefeuille en cuir grossier, fermant à l’aide d’une lanière.

Il contenait en effet des images de saint Nicolas, saint Georges et saint Wladimir, les plus vénérés des saints de l’église orthodoxe.