Page:Driant, Histoire d’une famille de soldats 2, 1899.djvu/284

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Mais, fit-il, ils sont fous… archi-fous !…

Et il montra dans la plaine la cavalerie anglaise qui s’apprêtait à charger l’armée russe tout entière, formée en bataille.

C’était Lord Raglan qui, trompé par un mouvement de l’ennemi, et croyant qu’il voulait enlever les canons des redoutes de Balaclava, avait envoyé à la brigade légère de Lord Cardigan l’ordre de s’y opposer. Ce fut, suivant le cri de Canrobert lui-même, une héroïque folie, et les annales de la guerre parleront longtemps de la charge de Balaclava.

On vit les escadrons anglais s’engouffrer dans une véritable fournaise. Parmi les milliers de spectateurs qui se pressaient sur les crêtes, il y eut un cri d’angoisse :

« Arrêtez-vous ! » leur criait-on, comme s’ils avaient pu entendre.

S’enfonçant dans les feux croisés comme dans un gouffre, sabrant une batterie de cosaques, culbutant la cavalerie russe, galopant droit devant lui, le général anglais vint se briser contre l’infanterie ennemie. Les escadrons cosaques reformés, tombèrent sur son flanc, et une batterie, établie sur les monts Fédioukine, se mit à l’accabler de mitraille.

Alors, le général Morris se tourna vers le général d’Allonville, qui commandait les chasseurs d’Afrique.

— Voilà une batterie qu’il faut sabrer, général, lui dit-il, car si elle continue à tirer, pas un Anglais ne reviendra.

— Elle va l’être, répondit simplement le général d’Allonville.

Il fit un signe, tira son sabre, et deux escadrons s’élancèrent à sa suite. À la tête du second galopait Henri Cardignac.

— Allons, c’est tout de même pour aujourd’hui, fit joyeusement Pierre Bertigny en enfonçant ses éperons dans le ventre de son cheval.

Gravissant les pentes à toute allure, les chasseurs d’Afrique percèrent la ligne des tirailleurs, passèrent derrière la batterie, et, se rabattant brusquement sur elle, sabrèrent les servants sur leurs pièces. Ils ne se replièrent qu’après avoir détourné des Anglais, sur eux-mêmes, les feux de deux bataillons de Wladimir, formés en carrés.

Cette intervention sauva les débris de la brigade anglaise : mais sur sept cents chevaux, elle en avait perdu cinq cents.

Par miracle, Lord Cardigan revint sain et sauf de cette terrible chevauchée.