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Ah ! oui. Ce nom, il se le rappelait maintenant ! Il ne l’avait même jamais oublié !

Que de fois il s’était promis de revoir le digne homme qui le portait.

Au lendemain de Friedland notamment, il s’était dit :

Je vais aller à Longwé (car il se souvenait bien maintenant du nom du village) et j’intriguerai le père Bataille qui ne me reconnaîtra point. Je lui rappellerai le petit tambour de la 9e demi-brigade, le petit Jean Tapin à qui il a prêté en 1792, un costume de paysan pour aller, à travers la forêt d’Argonne, porter un pli à Dumouriez ; je lui montrerai qu’il a fait son chemin, le petit tambour ! et en comparant l’état critique de la France à la veille de Valmy à la situation brillante qui lui est faite aujourd’hui en Europe, nous boirons ensemble à la santé de Napoléon Ier, empereur et roi !

Il s’était dit tout cela aux heures glorieuses et n’avait jamais pu réaliser ce projet, car les voyages étaient longs et dispendieux, les congés bien courts et les guerres bien longues.

Et voilà que le hasard le remettait en présence du brave paysan !

Mais dans quelles circonstances ?

À une heure où, succombant sous les coups de l’Europe coalisée, la France, riche de gloire mais à bout de forces, était plus lamentablement, plus irrémédiablement envahie qu’en 1792.

Il y avait déjà vingt-deux ans de cela !

Vingt-deux ans pendant lesquels notre pays avait connu les plus glorieuses destinées et les pires désastres !

Mais ce qui dominait à cette heure dans l’esprit de Jean, c’était le souvenir reconnaissant du service que lui avait alors rendu le maire de Longwé en le conduisant lui-même jusqu’à la lisière des bois, et sous le coup d’une vive émotion, il saisit la main du vieillard.

— Vous êtes M. Bataille, dit-il, l’ancien maire de Longwé ?

— Non pas l’ancien maire, dit le vieux paysan en redressant sa haute taille, mais le maire d’aujourd’hui comme d’hier, puisqu’il y a vingt-huit ans que je le suis !

— Alors c’est bien vous, dit Jean et d’ailleurs je reconnais maintenant vos traits sous vos cheveux blancs. Je ne vous demande pas si vous me reconnaissez, moi, car c’est impossible. À trente-cinq ans les fatigues de la guerre m’ont fait grisonner et quand vous m’avez vu, je n’étais qu’un enfant.