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— Mes enfants, dit le bonnetier, vous me quittez déjà ?

— Certes, dit Jean ; songez donc quelle impatience nous avons de retrouver ceux que nous aimons.

— Et moi de porter à sainte Anne le gros cierge de cinq livres que je lui ai promis, ajouta le Breton.

— Je le comprends ; mais voilà… je ne sais comment vous dire… car, à des militaires comme vous, c’est bien difficile d’offrir… de l’argent : pourtant vous ne pouvez pas songer à partir comme ça, à pied, sans ?…

— Tranquillisez-vous, dit Jean en tirant de sa ceinture une poignée de pièces d’or ; voilà plus qu’il n’en faut pour gagner Paris d’un côté et Auray de l’autre ; car c’est entendu, mon vieux camarade, tu ne veux pas venir avec moi ?

— Oh ! non. J’ai mon vœu.

— Entendu, mais on se reverra. Donc, citoyen, voilà de l’or que je conserve précieusement depuis trois ans et qui vient de loin. Vous aurez seulement l’obligeance de m’échanger ces livres anglaises et ces soltanis turcs pour de la monnaie française ou des assignats.

— Des assignats ! s’écria le bonnetier ; mais il n’y en a plus, Dieu merci ! Le Premier Consul les a fait disparaître ; les écus ont reparu et même les louis d’or. C’est égal, je vous aurais payé la malle avec un réel plaisir, car on ne voit pas souvent de braves soldats comme vous. En avez-vous enduré avec ces maudites Écrevisses ![1].

— Oui, c’est un gros compte que nous avons là avec eux ; nous allons tâcher de le régler, capital et intérêts ; pas vrai, Haradec ?

— Ah ! vingt mille sabords ! bien sûr que, aussitôt les embrassades finies à Auray et mon cierge brûlé, je me rembarque, dit le rude marin.

— Bonne chance donc, mes braves ! conclut le bonnetier, et heureux voyage !…

C’est ainsi que, pendant que le quartier-maître roulait vers la Bretagne, le jeune sergent arrivait à la poste aux chevaux de Paris, rue du Bouloi.

Je vous prie de croire, mes enfants, que notre sergent ne fut pas long à parcourir la distance qui sépare la Poste du Pont-au-Change, lequel donne, comme vous savez, juste au coin de la rue de la Huchette Mais arrivé là, une émotion nouvelle saisit Jean Cardignac !

  1. Sobriquet donné alors aux Anglais à cause de leurs habits rouges.