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— Abraham Curtil, ce juif qui nous vend des harengs et de la chandelle.

— Tu as confiance en lui ?

— Non, mais je lui ai promis quatre louis d’or s’il se taisait.

— Il prendra tes quatre louis d’or et ira te vendre, dit Haradec. Ne sais-tu pas que les Anglais donnent une livre (vingt-cinq francs) par prisonnier rattrapé ; pour les toucher, Abraham n’hésitera pas… Tu sais bien que ces gens-là sont de la tribu de Judas.

— Je le sais bien ; mais comme il en aura plus du triple s’il se tait, il se taira. De plus, il ne touchera les quatre louis qu’après notre fuite.

— Et qui les lui remettra ?…

— Berthaud, cet enseigne de vaisseau avec qui tu me vois souvent sur le gaillard.

— Oui. celui-là est un brave homme : mais je n’ai pas confiance dans ton Abraham.

— Je n’avais pas le choix. Maintenant, écoute ; nous allons percer un trou à peu près au niveau de l’eau, près du sabord contre lequel tu couches : ce trou débouchera près du canot que le master ramène chaque soir à neuf heures, et qu’on ne remonte pas, le plus souvent. Je ne sais pas encore comment il est amarré ; mais si c’est par une chaîne, le tiers-point en viendra à bout.

— Fort bien, et après ?

— Après, nous partirons pour un point quelconque de la côte française : Cherbourg, par exemple.

— Par quels moyens ?

— À la rame ; il y en a une paire au fond de la barque : je l’ai vue.

— Sais-tu quelle distance il y a d’ici à Cherbourg ?

— Non !

— Eh bien, il doit y avoir au moins soixante-quinze mille marins[1] ; il nous faudra donc, au bas mot, en ramant pendant dix heures par jour, près de trois jours pour faire la traversée ; encore ne faudrait-il pas avoir le vent debout.

— Ça t’effraye, Haradec ? toi, un matelot !

— Non certes ; mais il faut compter aussi avec l’obscurité.

  1. Environ 140 kilomètres, le mille marin valant 1,852 mètres.