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pouvait l’obliger à fournir à l’ennemi des renseignements précieux pour lui, dangereux pour les Français ; Jean s’enferma donc dans un mutisme presque absolu. Il n’en sortit que pour faire à son interlocuteur des plaisanteries à froid, comme celle qu’il lui servit certain jour où il était question de Bonaparte.

— Il va marcher sur Constantinople avec cent mille nègres du Soudan, affirma-t-il sérieusement.

Et master Putloch, c’était le nom de l’interprète, inscrivit religieusement cette grave indication sur ses tablettes.

Mais, une autre fois, Jean eut tort d’aller trop loin. Renseignant l’interprète sur Bonaparte, dont les Anglais s’occupaient surtout, ne s’avisa-t-il pas de vouloir lui faire croire que le général en chef de l’armée d’Égypte allait jeter un pont sur la Mer Rouge.

Les connaissances de Jean en géographie étaient, vous le savez, fort limitées ; pour la Mer Rouge en particulier, il en était encore à ses souvenirs d’Histoire sainte et, en se rappelant le passage de cette mer par les Hébreux devant le Pharaon, il la croyait à peine de la largeur d’un grand fleuve.

Or, elle a une largeur moyenne de 150 kilomètres, et en entendant parler d’un pont de cette taille, master Putloch comprit que le jeune sergent se moquait de lui.

Le lendemain même, Jean Tapin eut la preuve que les soins dont il avait été entouré jusque-là, à l’infirmerie du bord, avaient un but intéressé, et que les Anglais, avant tout gens pratiques, ne l’avaient remis sur pied que dans l’espoir d’en tirer des renseignements. Du moment qu’il n’était bon à rien comme indicateur, il allait servir comme travailleur, et, huit jours après son embarquement à bord du Tiger, notre pauvre petit ami, dépouillé de son uniforme, fut obligé d’endosser une affreuse tenue de corvée, vareuse et pantalon en grosse toile grise avec bonnet plat ; puis on l’invita brutalement à laver le pont et à pomper dans la cale.

De ce jour devait dater, pour Jean, une existence des plus dures ; les besognes les plus pénibles, les corvées les plus répugnantes lui étaient réservées, et cela sous la menace incessante des coups de garcette. Cependant il supporta tout cela mille fois mieux qu’il ne l’eut cru, et vous allez en connaître la raison.

La première nuit qui suivit son expulsion de l’infirmerie du bord, il fut