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le terrain de chasse de l’infâme monstre anonyme ; à chaque instant, il pouvait bondir sur moi du fond de l’ombre. Je m’arrêtai, et, saisissant une cartouche, je me mis en devoir de charger mon arme ; mais quand je touchai le levier, mon sang ne fit qu’un tour : au lieu du rifle, j’avais pris le fusil de chasse !

J’éprouvai de nouveau une furieuse envie de revenir ; en cédant à la raison, je ne me diminuais devant personne. Ma vanité s’y opposa. Je ne pouvais pas, je ne devais pas céder. Après tout, contre les dangers que je bravais, un rifle ne m’eût pas mieux défendu qu’un fusil de chasse. Si je revenais au camp pour changer d’arme, je ne pouvais me flatter d’y entrer et d’en ressortir inaperçu. On me demanderait des explications : je n’aurais plus tout le bénéfice de mon entreprise. Je surmontai vite mon hésitation, et, prenant à deux mains mon courage, je repartis, tenant sous mon bras le fusil dont je n’avais que faire.

Si la forêt avait des ténèbres redoutables, combien plus redoutable encore était la blanche et paisible coulée du clair de lune dans la clairière des iguanodons ! Caché derrière un buisson, je la parcourus du regard, sans y voir aucun de ces grands animaux. Peut-être avaient-ils émigré après le drame dont un des leurs avait été victime. Dans le brouillard argenté de la nuit, rien ne bougeait. Je m’enhardis, je traversai vivement la clairière, et j’allai, de l’autre côté, dans la brousse, retrouver le ruisseau qui me servait de guide. Aimable et réconfortant compagnon, dont le joyeux gargouillis me rappelait le cher petit torrent de mon pays où, tout enfant, j’allais, la nuit, pêcher la truite ! Je n’avais qu’à le suivre pour être conduit au lac et ramené au camp. Souvent, je le perdais de vue, à cause de l’épaisseur de la broussaille, mais je ne cessais pas d’avoir dans l’oreille le tintement de son clapotis.

En descendant la pente, le bois s’amincissait, le fourré s’y substituait peu à peu, avec des intervalles de grands arbres. J’avançais donc assez vite, voyant et ne pouvant être vu. Non loin du marais des ptérodactyles, un d’eux, qui pouvait bien mesurer vingt pieds de long, se leva soudain de je ne sais où, claqua sèchement des ailes, et prit son essor. Quand il passa devant la lune, ses ailes membraneuses s’éclairèrent en transparence, tellement qu’il avait l’air d’un squelette volant dans la blancheur de cette sérénité tropicale. Je me blottis sous le fourré, sachant par expérience qu’il lui suffirait d’un cri pour ameuter cent mâles contre moi ; et j’attendis qu’il se fût posé pour me remettre en route.

La nuit était des plus calmes ; mais bientôt je commençai à percevoir, en avant de moi, un bruissement sourd, un murmure continu. À mesure que j’allais, il grossissait et se rapprochait ; au contraire, quand je m’arrêtais, il demeurait constant. Il avait donc apparemment une cause fixe. Cela ressemblait au chantonnement d’une bouilloire sur le feu ou d’une grande marmite. Je ne tardai pas à comprendre : au centre d’une petite clairière, je découvris un lac, ou, plutôt, — car il n’était pas plus grand que le bassin de la fontaine de Trafalgar-Square — un étang dont la surface, noire comme de la poix, se soulevait et se creusait en produisant de grosses bulles. L’air au-dessus luisait de chaleur ; la terre à l’entour me brûlait quand j’y posais la main. Évidemment, les forces volcaniques qui, tant de siècles auparavant, avaient suscité ce plateau, n’étaient pas encore tout à fait épuisées. J’avais déjà, de-ci de-là, sous la végétation luxuriante qui le drapait, vu percer des rocs noircis, des monticules de lave ; mais cet étang d’asphalte dans la broussaille, c’était le signe d’une activité persistante sur les bords de l’ancien cratère. Le temps me manquait d’ailleurs pour l’examiner si je voulais être rentré de bonne heure.

Aussi longtemps que je garderai la mémoire, cette équipée restera l’un de mes pires souvenirs. Dans les grandes échappées de lumière, je me dissimulais en longeant les bords d’ombre ; dans la brousse, j’avançais en rampant, m’arrêtant, avec un battement de cœur, chaque fois — et c’était souvent — que des branches craquaient au passage d’une bête sauvage. Constamment, des formes apparaissaient et disparaissaient, de grandes formes silencieuses et mystérieuses qui semblaient rôder avec des pieds d’ouate. Je m’arrêtais sans cesse dans l’intention de revenir ; puis, la vanité, plus forte que la peur, me poussait vers le but que j’ambitionnais d’atteindre.

Ma montre marquait une heure lorsque enfin, à travers les éclaircies, des reflets d’eau scintillèrent, et dix minutes plus tard je débouchai au milieu des roseaux qui bordent le lac central. Mourant de soif, je me couchai à terre, je bus à grands traits de cette eau : elle était douce et fraîche. Une large piste couverte d’empreintes montrait que les animaux venaient