Page:Doyle - Le Monde perdu.djvu/76

Cette page a été validée par deux contributeurs.

exemple, ou que l’aurore boréale. Cela m’afflige de vous l’entendre qualifier en termes si peu critiques. J’espère qu’avec un peu de diligence nous réussirons à nous en procurer un autre échantillon.

— N’en doutez pas, dit Summerlee, gouailleur : je viens d’en voir un disparaître dans le col de votre chemise !

Challenger bondit, meuglant comme un taureau, arrachant son veston, déchirant sa chemise pour s’en dépouiller plus vite. Summerlee et moi riions si fort que nous n’arrivions pas à l’aider. Nous finîmes cependant par mettre à nu son torse monstrueux (cinquante-quatre pouces, mesure du tailleur) ; et de la jungle noire qui le hérissait nous extirpâmes, avant qu’elle l’eût mordu, la tique vagabonde. Mais la broussaille, autour de nous, était infestée de ces horribles bêtes, et nous n’avions contre elles d’autre ressource que de lever le camp.

Il nous fallait auparavant donner des instructions à notre fidèle nègre, qui, du sommet de l’aiguille où il venait d’apparaître, nous lançait à travers le gouffre des boîtes de cacao et de biscuits. Sur les provisions que nous avions laissées au bas de la falaise, nous lui ordonnâmes de garder ce dont il pouvait avoir besoin pendant deux mois pour sa subsistance ; les Indiens recevraient le reste en récompense de leurs services et en paiement du transport de nos lettres jusqu’à l’Amazone. Nous les vîmes, quelques heures plus tard, défiler à la queue leu-leu dans la plaine : tous portant un paquet sur la tête, ils s’en retournaient par le sentier que nous avions frayé à l’arrivée. Quant à Zambo, il avait pris possession de notre petite tente au pied de l’aiguille.

Pressés de décider nos mouvements, nous commençâmes par chercher un refuge contre les tiques dans une clairière que fermaient étroitement de toutes parts des bouquets d’arbres. Il y avait au milieu, des quartiers de roc plats comme des dalles, et, tout près, une source excellente. Commodément et proprement installés, nous commençâmes nos préparatifs d’invasion. Des oiseaux appelaient dans le feuillage, un, entre autres, dont nous entendions pour la première fois le houhoulement bizarre ; c’était le seul bruit qui manifestât la vie.

Et d’abord, afin de bien connaître l’état de nos ressources, nous en fîmes l’inventaire : avec ce que nous avions emporté et ce que Zambo nous avait transmis au moyen de la corde, nous ne manquions de rien. Le principal, c’était que dans le cas de danger nous pouvions aligner quatre carabines avec mille trois cent cartouches, et je ne parle pas d’un fusil de chasse pour lequel nous n’avions, à la vérité, que cent cinquante cartouches à balles de petit calibre. Sous le rapport des vivres, nous étions approvisionnés pour plusieurs semaines. Enfin nous possédions une quantité suffisante de tabac, et quelques instruments scientifiques, parmi lesquels un grand télescope et une bonne jumelle de campagne. Nous rassemblâmes le tout dans la clairière, et, par première mesure de sauvegarde, ayant coupé avec notre hachette et nos couteaux des buissons épineux, nous les disposâmes de façon à constituer, sur un diamètre d’environ quinze yards, un cercle de défense. C’était là que pendant un certain temps nous devions avoir notre quartier général, notre réduit, notre magasin. Nous baptisâmes l’endroit « Fort Challenger ».

Il était midi avant que nous eussions pourvu à notre sécurité. Mais la chaleur ne se faisait pas trop sentir ; la végétation, du reste, évoquait un peu celle des climats tempérés. Au milieu des arbres qui nous enveloppaient de leur fouillis, nous reconnaissions le chêne, le hêtre, et jusqu’au bouleau. Un immense jingko les dominait tous, étendant au-dessus de notre « fort » ses grands membres et son feuillage de capillaire. Nous nous assîmes à son ombre pour écouter lord John, qui avait si rapidement pris le commandement à l’heure de l’action, nous exposer ses vues.

— Nous avons tout à craindre, dit-il, à partir de la minute précise où nous aurons été découverts soit par un homme, soit par un animal. Rien n’indique que ce soit encore chose faite. Donc, terrons-nous ici quelque temps, surveillons le pays, tâchons d’avoir un aperçu de nos voisins avant d’entrer avec eux en relations de visite.

— Il faut bien que nous avancions, risquai-je.

— Évidemment, mon garçon, mais avec sagesse. Nous ne devons jamais opérer à une distance où nous ne pourrions plus nous replier sur notre base. Surtout, nous ne devons jamais, s’il n’y va pas de notre vie, faire feu de nos armes.

— Pourtant, vous-même, hier… objecta Summerlee.

— Ç’a été plus fort que moi. D’ailleurs, le vent soufflait avec violence, et dans la direction contraire. Je ne crois pas que le