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entre eux avec le tam-tam. Ils nous tueront s’ils le peuvent.

L’après-midi de ce jour-là, qui était, à ce que je vois par mon journal de poche, le 18 août, six ou sept tams-tams pour le moins battaient de différents points. Ils battaient tantôt vite, tantôt lentement, échangeant, à n’en pas douter, des demandes et des réponses. Claquement saccadé à l’est, roulement profond au nord, le dialogue se poursuivait à courts intervalles, et il avait quelque chose d’indiciblement angoissant et sinistre qui trouvait sa formule dans le refrain du métis : « Ils nous tueront s’ils le peuvent ! Ils nous tueront s’ils le peuvent ! » Rien ne bougeait dans la forêt muette. La Nature tendait autour de nous un rideau de sérénité et de quiétude. Mais par-delà grondait l’avertissement de l’homme. « Nous vous tuerons si nous pouvons ! » disait l’homme de l’est. « Nous vous tuerons si nous pouvons » disait l’homme du nord.

Les tambours résonnèrent ainsi tout le jour ; et les visages de nos compagnons de couleur nous en traduisaient la menace. Le métis lui-même, si assuré, si fanfaron qu’il voulût être, cachait mal son émotion. J’appris ce jour-là, une fois pour toutes, que Summerlee et Challenger possédaient la plus haute qualité de courage, le courage de l’esprit scientifique, qui soutint Darwin parmi les gauchos de l’Argentine, Wallace parmi les chasseurs de têtes de Malaya. Une nature miséricordieuse a décrété que le cerveau humain ne saurait penser en même temps à deux choses, en sorte que la curiosité pour la science exclut les préoccupations personnelles. Sourds à l’inquiétant concert des tams-tams, ils observaient le moindre oiseau, le moindre arbrisseau de la rive, avec une attention aiguë et loquace ; le ricanement de Summerlee ripostait au grondement de Challenger ; mais ils ne paraissaient soupçonner le danger non plus que s’ils se fussent trouvés l’un et l’autre paisiblement assis dans le fumoir du Club de la Société Royale de Saint-James Street ; et ils ne firent attention un instant aux Indiens tambourineurs que pour une discussion bien spéciale.

— Cannibales Miranha ou Amajuaca, dit Challenger, agitant son pouce dans la direction de la forêt où se répercutaient les sons.

— Pas de doute, monsieur, répondit Summerlee. Type mongol, je présume, et langue polysynthétique, comme celles de toutes les tribus indigènes.

— En ce qui concerne la langue, vous avez sûrement raison, accorda Challenger avec indulgence : je ne connais sur ce continent que des langues polysynthétiques. Pour ce qui est du type mongol, je me méfie.

— Il semble pourtant, fit Summerlee d’un ton âpre, que même une connaissance superficielle de l’anatomie comparée permette de s’en rendre compte.

Challenger avança son menton jusqu’à ne laisser plus voir qu’une barbe sous un bord de chapeau.

— C’est en effet, monsieur, ce que donne à croire une connaissance superficielle ; mais non pas une connaissance approfondie.

Et ils se lancèrent un regard de défi tandis que résonnait le lointain murmure : « Nous vous tuerons si nous pouvons ! »

Le soir, nous mouillâmes nos canots, avec de lourdes pierres en guise d’ancres, au centre du cours d’eau, et nous prîmes nos mesures contre toute éventualité d’attaque ; mais rien ne vint. Nous reprîmes notre route à l’aube, et le battement des tams-tams mourut peu à peu derrière nous. Vers trois heures de l’après-midi, nous atteignîmes un grand rapide, long de plus d’un mille ; c’était le même au passage duquel le professeur Challenger avait éprouvé un désastre lors de son premier voyage. Je confesse que la vue m’en fut agréable, car, avant toute autre preuve, il corroborait sur un point de fait le récit du professeur. Les Indiens transportèrent nos canots vides, puis leur chargement, à travers la brousse, qui est très épaisse en cet endroit ; mes compagnons blancs et moi-même, armés de nos rifles, nous protégions leur marche contre tout danger venant des bois.

Nous dépassâmes avant le soir plusieurs lignes de rapides, et quand, de nouveau, nous mouillâmes sur l’affluent, je calculai que nous laissions le fleuve à cent milles pour le moins en arrière.

Le lendemain de bonne heure eut enfin lieu ce que j’appellerai le grand départ. Dès le point du jour, Challenger, nerveux à l’excès, inspectait minutieusement les deux berges. Soudain, il poussa un cri de joie, et me montrant un arbre isolé qui se projetait d’une façon particulière au-dessus des eaux :

— Que pensez-vous de ceci ? demanda-t-il.

— Que c’est un palmier Assaï, dit Summerlee.