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crainte. S’il se peut qu’au fond d’eux-mêmes ils souhaitent le départ d’auxiliaires aussi formidables, ils ne nous fournissent du moins à cet égard aucune indication utile. Autant que nous le comprenons à leurs signes, il y a eu jadis un couloir montant par où l’on accédait au plateau, et c’est celui même dont nous avions découvert l’orifice extérieur : nul doute qu’à diverses époques il n’ait servi de chemin d’ascension aux hommes-singes et aux Indiens, et qu’à leur tour Maple White et son compagnon ne l’aient utilisé dans la suite. Mais, l’année d’avant, un éboulement déterminé par un tremblement de terre en avait fait disparaître l’issue. Quand nous leur donnons à entendre que nous voudrions nous en aller, les Indiens secouent la tête et haussent les épaules, soit qu’ils ne puissent pas, soit qu’ils ne désirent pas faciliter notre départ.

Femelles et petits, tous les survivants de la campagne contre les hommes-singes, furent, au milieu des gémissements, dirigés sur le versant opposé du plateau, et établis dans le voisinage des cavernes, pour y vivre dès lors en servitude sous les yeux de leurs maîtres. Imparfaite et barbare version de la Captivité des Juifs en Égypte ou à Babylone ! Une longue lamentation s’élevait, la nuit, d’entre les arbres, comme si un Ezéchiel primitif eût pleuré la grandeur déchue et rappelé la gloire passée de la Cité des Singes ! Couper le bois et puiser l’eau, ce fut dorénavant le sort des Captifs.

Nous avions, nous aussi, deux jours après la bataille, traversé le plateau avec nos alliés et dressé notre camp au pied de leurs falaises. Ils voulaient nous faire partager leurs cavernes ; lord John refusa d’y consentir, estimant que c’était nous mettre à leur merci en cas de trahison. Nous gardâmes notre indépendance, et, sans cesser d’entretenir avec eux les relations les plus cordiales, nous eûmes toujours, à tout événement, nos armes prêtes. Nous visitions continuellement leurs cavernes, qui méritaient l’examen ; jamais d’ailleurs nous n’arrivâmes à déterminer si elles étaient l’œuvre de la Nature ou de l’homme. Elles se trouvaient toutes creusées dans la même couche de roc tendre, entre le basalte volcanique constituant la falaise vermeille au-dessus d’elles et le dur granit qui formait leur base.

Elles s’ouvraient à quatre-vingts pieds du sol, et l’on y parvenait par de larges escaliers de pierre, si étroits et si rapides que nul animal ne pouvait les monter. À l’intérieur, elles étaient chaudes et sèches, et projetaient latéralement des galeries droites plus ou moins longues, aux murs gris et lisses, que décoraient des fresques adroitement charbonnées et représentant les divers animaux du plateau. La vie disparaîtrait-elle de ce coin de terre, le futur explorateur y trouverait, aux murs des cavernes, l’ample témoignage de l’étrange faune — dinosauriens, iguanodons, poissons-lézards — qui s’y est maintenue jusqu’à nos jours.

Depuis que nous avions appris à ne voir dans les énormes iguanodons qu’un bétail domestique, ayant ses propriétaires et entretenu pour la boucherie, nous admettions qu’avec ses armes rudimentaires l’homme avait su imposer sa suprématie sur le plateau ; nous n’allions pas tarder à reconnaître notre erreur, et ce fut l’affaire d’un drame qui se produisit le troisième jour après notre installation au pied des cavernes. Lord John et moi gardions le camp, en l’absence de Challenger et de Summerlee, partis pour le Lac Central, où des natifs, sous leur direction, pêchaient au harpon des spécimens de grands lézards. Sur la pente, en face de leur demeure, d’autres Indiens vaquaient à divers ouvrages. Soudain, un cri d’alarme s’éleva ; le mot « Stoa » retentit, proféré par des centaines de bouches ; hommes, femmes, enfants fuyaient à l’envi de tous les côtés, cherchant un refuge, et, dans un moment de folle panique, grimpaient à la course les escaliers des cavernes, où ils s’engouffraient.

En levant les yeux, nous les aperçûmes qui, au milieu des rochers, nous invitaient par de grands gestes à les rejoindre. Nous empoignâmes nos rifles et, tous les deux, nous nous élançâmes pour nous rendre compte du danger. Brusquement, un rideau d’arbres près de nous livra passage à douze ou quinze Indiens qui couraient de toute la vitesse de leurs jambes, talonnés par deux effroyables monstres comme ceux qui avaient troublé le repos de notre camp et gâté ma promenade solitaire. Pareils à d’horribles crapauds, et se mouvant par bonds, ils étaient d’une grosseur incroyable, qui dépassait même celle du plus gros éléphant. Nous ne les avions vus que de nuit, et le fait est qu’ils ne sortaient pas le jour, à moins qu’on n’allât, comme cette fois, les déranger dans leurs repaires. Nous nous arrêtâmes ébahis : leurs peaux, couvertes de verrues et de pustules, avaient