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voir dans ses façons d’agir que son ignorance de nos usages. Elle n’essaya pourtant de cacher, ni à ce moment ni plus tard, le peu d’agrément que lui causait ma visite. Sans doute, quand elle m’adressait la parole, c’était en termes polis, mais elle possédait deux yeux des plus expressifs, où je lus clairement à première vue que, de tout son cœur, elle souhaitait mon retour à Londres.

Pressé comme je l’étais par mes dettes et fondant sur la libéralité de mon parent des espérances vitales, je ne pouvais m’arrêter à des scrupules de susceptibilité pour le peu d’empressement de sa femme ; je pris le parti de n’en tenir aucun compte ; et quant à lui, je lui rendis bonne grâce pour bonne grâce. Il n’avait rien ménagé afin de me rendre la maison confortable. Ma chambre était charmante. Il me supplia de lui dire tout ce qui pouvait me faire plaisir. Je ne sais ce qui me tint d’avouer que, matériellement, un chèque en blanc remplirait cet office ; mais je réfléchis que dans l’état de notre connaissance c’était peut-être me découvrir trop tôt. Le dîner fut excellent. Tandis que, fumant un de ses havanes, je sirotais un café préparé spécialement dans ses plantations, je ne laissais pas de convenir que les éloges de mon cocher étaient justifiées et que je n’avais reçu de ma vie un accueil plus large.

Nonobstant sa bonhommie, mon cousin était une nature volontaire et capable d’emportement. J’en eus la preuve le lendemain matin. Mrs. Everard King, dans son incompréhensible aversion pour moi, avait affecté à mon égard, pendant le déjeuner, une attitude presque blessante. À peine son mari eut-il quitté la pièce qu’elle m’adressa ces simples mots dénués d’artifice :

« Le meilleur train de jour est celui de midi quinze…

— Mais je ne pensais pas m’en aller aujourd’hui, répliquai-je d’un ton de défi, décidé que j’étais à ne pas me laisser mettre dehors par cette femme.

— Oh ! s’il ne tient qu’à vous… »

Elle s’arrêta, les yeux chargés d’insolence.

« Je suis sûr, repris-je, que si j’abusais de son accueil Mr. King saurait me le dire.

— Qu’y a-t-il donc ? que se passe-t-il ? » fit une voix.

Everard King rentrait. Il avait entendu mes derniers mots ; un regard jeté sur sa femme et sur moi lui avait fait comprendre le reste. En une seconde, sa grosse figure joyeuse prit une expression de férocité.

« Puis-je vous demander de vouloir bien nous laisser, Marshall ? » dit-il.

Il ferma la porte derrière moi, et je l’entendis un instant qui gourmandait sa femme, à voix basse, sur un ton de fureur concentrée. Ce grave manquement aux lois de l’hospitalité le touchait évidemment au point sensible. N’ayant pas l’habitude d’écouter aux portes, j’allai faire un tour sur la pelouse. Mais bientôt j’entendis un pas précipité derrière moi : Mrs. Everard King s’avançait, pâle d’émotion, les yeux rougis par les larmes.

« Mon mari m’a demandé de vous faire des excuses, Marshall King, me dit-elle, en s’arrêtant devant moi, les yeux baissés.

— Je vous en prie, n’ajoutez pas un mot, Mrs, King. »

Ses yeux sombres, tout à coup, jetèrent des flammes.

« Vous êtes fou ! prononça-t-elle d’un ton fébrile, d’une voix sifflante ; tant pis pour vous, c’est vous qui l’aurez voulu… »

Et, me tournant le dos, elle partit en courant vers la maison.

L’attaque était si brusque que je restai sur place, interdit. J’étais encore là quand mon hôte vint me rejoindre. Il avait retrouvé son air de belle humeur.

« J’espère que ma femme se sera excusée de sa ridicule sortie.

— Elle s’est excusée, oui, certainement. »

Il me prit le bras, et nous fîmes les cent pas sur la pelouse.

« N’allez pas vous affecter de l’incident, continua-t-il. Vous me désobligeriez au delà de toute expression si vous abrégiez d’une heure votre visite. Entre parents, inutile, n’est-ce pas, de se faire des cachotteries. Eh bien, voilà : ma femme est d’une jalousie effroyable. Elle déteste quiconque, homme ou femme, s’interpose entre nous. Son idéal, c’est une île déserte et un éternel tête-à-tête. Cela vous explique ses façons, qui, sur ce point, je l’avoue, confinent à la manie. Promettez-moi de n’y plus penser.