Page:Doyle - La Main brune.djvu/74

Cette page a été validée par deux contributeurs.

L’endroit désigné par le docteur était une grève en pente, brune, toute jonchée d’épaves, et dont les deux pointes, comme des brise-lames naturels, laissaient s’ouvrir entre elles une petite baie peu profonde. Au centre de cette baie, des végétations flottantes retenaient un tronc d’arbre contre les flancs élevés duquel l’eau clapotait.

« Tous ces débris descendent du haut pays, dit le docteur. Ils restent pris dans notre petite anse jusqu’à ce qu’un débordement un peu plus fort les emporte à la mer.

— Quel est cet arbre ? demandai-je.

— Quelque espèce de teck, je suppose ; mais dans un joli état de putréfaction, si j’en juge à son aspect. Voulez-vous me suivre ? »

Il m’introduisit dans un long bâtiment où s’éparpillaient en quantité considérable des douves et des cercles de fer.

« Voici notre atelier de tonnellerie, dit-il. Nous recevons les douves en pièces et nous les montons nous-mêmes. Ne trouvez-vous à ce local rien de particulièrement sinistre ? »

Je regardai le grand toit de tôle ondulée les murs de bois blanc, le sol nu. Dans un coin, il y avait un matelas et une couverture de laine.

« Je n’aperçois rien de très alarmant, constatai-je.

— N’empêche que nous nous trouvons ici en présence d’un fait pas ordinaire. Voyez-vous ce lit ? Je veux y dormir cette nuit ; et, soit dit sans faire le fanfaron, c’est de quoi éprouver les nerfs d’un homme.

— Que se passe-t-il donc ?

— De drôles de choses : Vous parliez tantôt de nos existences monotones : eh bien, je vous assure qu’elles ont parfois tout l’imprévu désirable. Mais rentrons, cela vaut mieux pour vous ; car les marais, après le coucher du soleil, dégagent un brouillard chargé de fièvre. Tenez, vous pouvez le voir qui traverse le fleuve. »

En effet, de longs tentacules de vapeur blanche sortaient en se tortillant de l’épaisseur des sous-bois et rampaient vers nous par-dessus la vaste surface brune et tourbillonnante du fleuve. Et l’air, aussitôt, s’imprégna d’une fraîcheur humide.

« Voici le gong du dîner, dit le docteur. Si le sujet vous intéresse, nous en recauserons. »

Certes, le sujet m’intéressait ; car l’attitude du docteur, grave et comme intimidée, en face de l’atelier vide, ne laissait pas d’agir fortement sur mon imagination. C’était un gros homme, rude et cordial, que ce docteur ; et cependant, tandis qu’il promenait ses yeux autour de lui, je discernais dans son regard une expression singulière, j’y lisais non pas précisément la crainte, mais plutôt l’inquiétude d’un homme sur ses gardes.

« À propos, dis-je, comme nous retournions à la maison, vous m’avez montré les cases d’un grand nombre de vos indigènes ; mais je n’ai vu aucun des indigènes eux-mêmes.

— Ils dorment sur ce ponton là-bas, dit le docteur.

— C’est vrai : mais alors, comment ont-ils besoin de cases ?

— Ils en ont eu besoin jusqu’ici. Nous les avons mis sur le ponton en attendant qu’ils reprennent un peu confiance. Car ils étaient tous à peu près fous de terreur, et nous avons dû les laisser s’en aller. Il n’y a plus que Walker et moi qui dormions dans l’île.

— Qu’est-ce donc qui les effraye ?

— Nous revenons à notre histoire. Je ne pense pas que Walker voie d’inconvénient à ce que je vous la raconte. Pourquoi, d’ailleurs, en ferions-nous mystère ? C’est une affaire très désagréable. »

Cependant, le docteur ne troubla d’aucune allusion l’excellent dîner offert en mon honneur. Il paraît que le Gamecock n’avait pas plus tôt montré son hunier blanc à la hauteur du Cap Lopès que ces braves garçons s’étaient mis à préparer leur fameux potage aux poires, qui est un ragoût très monté de ton, spécialité de la Côte Occidentale, et à faire bouillir leurs ignames et leurs patates douces. Nous eûmes un menu local aussi savoureux que possible, et servi par un magnifique boy de Sierra-Leone. J’étais en train de me dire que celui-là du moins n’avait pas cédé à la panique quand, ayant posé le dessert et les vins sur la table, il porta la main à son turban.

« Moi pas autre chose à faire, Massa Walker ?

— Non, je crois que c’est tout,