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— Elle n’entendra du moins jamais dire que vous ayez échoué en assises. Ma famille a beaucoup fait pour moi, j’en ferai autant pour elle. Mais nos affaires vont mal. Serrons-nous la main, mon vieux, et que Dieu vous bénisse ! Voici le revolver ! »

Il présentait au jeune homme, par la crosse, l’arme toute prête. Mc Evoy recula, suffoquant et geignant. Jelland lança un coup d’œil vers le bateau de police : il avançait, il n’avait plus que quelque cent yards à faire.

« Ce n’est pas le moment de perdre la tête. Que diable ! mon cher, à quoi bon flancher ? Vous avez juré !

— Non, non, Jelland.

— En tout cas, j’ai juré qu’on ne nous prendrait ni l’un ni l’autre. Vous décidez-vous ?

— Je ne puis pas, je ne puis pas.

— Alors, j’agirai pour vous. »

Les rameurs, dans le bateau, observèrent qu’il se penchait en avant ; ils entendirent une double détonation ; puis ils virent Jelland se plier en deux sur la barre. À cet instant précis, et avant même que la fumée se fût dissipée, leur attention dut se porter sur autre chose.

Car la tempête se levait : un de ces ouragans rapides et brusques, si fréquents dans ces parages. La Matilda s’inclina, ses voiles se gonflèrent, elle piqua du nez dans une lame, et prit sa course comme un cerf effarouché. Le corps de Jelland avait accoré la barre, et, droite au vent, sur la mer moutonneuse, la barque fuyait. Ses poursuivants faisaient force de rames. Mais elle gagnait de vitesse, tellement qu’en cinq minutes elle plongea dans la tourmente, pour ne plus jamais reparaître devant des yeux mortels. Le bateau, en rentrant à Yokohama, faisait eau jusqu’à mi-hauteur de ses bancs.

Et ce fut ainsi que la barque Matilda, ayant à son bord cinq mille dollars et les cadavres de deux jeunes hommes, s’en alla sur l’Océan Pacifique. Comment se termina le voyage de Jelland ? Personne ne le sait. Peut-être la barque sombra-t-elle sous la rafale ; peut-être fut-elle recueillie par quelque marchand circonspect qui fit main basse sur l’argent et se garda de rien dire. Peut-être continue-t-elle encore sa promenade sur la vaste étendue des eaux, poussée au nord vers la mer de Behring, ou au sud vers l’archipel malais. Mieux vaut laisser une histoire véridique sans dénouement que de lui en fabriquer un.