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d’établissements européens, obligés de continuer leur commerce, et ceux mêmes qui les dirigeaient y faisaient la fête sept nuits par semaine.

Parmi les notables de la colonie se trouvait Randolph Moore, le grand exportateur. Il avait ses bureaux à Yokohama, mais passait une grande partie de son temps dans sa maison d’Yeddo, qu’il venait d’ouvrir. En son absence, il remettait habituellement ses affaires aux mains de son principal clerc, Jelland, qu’il savait un homme de décision et d’énergie. Mais l’énergie et la décision sont, vous le savez, des armes à double tranchant, et vous vous en avisez particulièrement quand c’est contre vous qu’on en use.

Jelland avait une passion, le jeu, et qui le perdit. C’était un garçon de petite taille, avec des yeux sombres et des cheveux noirs bouclés : un trois quarts de Celte pour le moins, à ce que j’imagine. Vous l’auriez pu voir, toutes les nuits, chez Matheson, occuper la même place à la gauche du croupier, devant la table où l’on jouait à la rouge et noire. Il gagna longtemps et vécut plus largement que son patron. Puis la chance tourna, et il se mit à perdre, tellement qu’au bout d’une semaine son associé et lui-même, entièrement décavés, n’avaient plus un dollar en poche. Cet associé, son collègue dans la maison, était un jeune Anglais de belle stature, qui avait des cheveux couleur de paille et qui s’appelait Mc Evoy. Un assez brave garçon au début, mais que le Jelland avait pétri comme de l’argile molle, au point d’en faire une réplique affaiblie de lui-même. Où l’un partait en chasse, l’autre suivait sur les talons. Lunch et moi essayâmes de remontrer à Mc Evoy les dangers du chemin qu’il prenait. Il se laissait aisément convaincre, mais cinq minutes passées avec Jelland détruisaient l’effet de nos paroles. Appelez cela magnétisme animal ou comme il vous plaira : le fait est que le petit homme tirait le grand après lui comme un remorqueur de six pieds tire un gros navire. Une fois leur argent perdu, ils continuèrent d’aller prendre leurs places à la table de jeu ; et quand le râteau passait sur les tableaux, ils regardaient avec des prunelles luisantes.

Une nuit enfin, ils n’y tinrent plus.

La rouge avait tourné six fois de suite. C’était plus que Jelland n’en pouvait supporter. Il consulta Mc Evoy et dit un mot tout bas au croupier.

« Certainement, Mr. Jelland. Un chèque de vous vaut toutes les bank-notes. »

Jelland, ayant griffonné un chèque, ponta sur la noire. La carte tournée fut le roi de cœur, et le chiffon de papier s’en alla sous le râteau. Jelland rougit de fureur ; Mc Evoy devint blême. Un second chèque, plus fort tomba sur la table. Neuf de carreau. Mc Evoy se prit la tête dans les mains et sembla près de s’évanouir.

« Pardieu ! grommela Jelland, je ne me laisserai pas battre. »

Et il jetait un troisième chèque, qui couvrait le montant des premiers. Deux de cœur ! Quelques minutes plus tard, il descendait le Bund avec son ami, et l’air glacé de la nuit fouettait leurs joues fiévreuses.

« Le sens de tout ceci, vous l’avez compris dit Jelland, allumant un manille. Il faut que nous transférions à notre compte courant un peu d’argent de la caisse. Pas besoin de vous tracasser pour ça. Le vieux Moore ne regardera pas les livres avant Pâques. D’ici là, pour peu que nous ayons la veine, il nous sera facile de remettre en place cet argent.

— Et si nous n’avons pas la veine ? balbutia Mc Evoy.

— Bah ! mon cher, prenons les choses comme elles arrivent. Nous avons, vous et moi, partie liée, nous nous débrouillerons ensemble. Vous signerez les chèques demain soir, nous verrons qui de vous ou de moi a la main plus heureuse. »

Mais s’il y eut rien de changé, ce fut du mal au pire. Quand le lendemain soir, les deux associés quittèrent la table de jeu, ils avaient perdu cinq mille livres prélevées sur la caisse de leur patron. La résolution de Jelland n’en fut d’ailleurs qu’exaspérée.

« Nous avons neuf bonnes semaines devant nous avant qu’on inspecte les livres. Continuons à jouer, tout s’arrangera. »

En rentrant dans sa chambre cette nuit-là Mc Evoy se mourait de remords et de honte. Près de Jelland, il avait de l’audace ; mais seul, il reconnaissait pleinement