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jour de printemps ayant fait place à la nuit noire, le gong sonnât l’heure de s’habiller pour le dîner. Lord Linchmere, cependant, ne soufflait mot ; mais il ne quittait pas d’une semelle son beau-frère ; et je le surprenais constamment qui, d’un coup d’œil à la dérobée, lui fouillait le visage. Lui-même, ses traits décelaient une émotion violente : crainte, sympathie, attente, j’y pouvais tout lire. Lord Linchmere redoutait et prévoyait à coup sûr quelque chose ; mais en quoi consistait ce quelque chose, je n’arrivais pas à l’imaginer.

La soirée se passa tranquille, mais agréable, et je me serais senti tout à fait à l’aise si je n’avais eu l’impression d’une tension continue chez Lord Linchmere. Notre hôte, lui, gagnait à se faire connaître. Il ne cessait pas de nous entretenir avec affection de sa femme absente et de son petit garçon parti récemment pour le collège. Sans eux, disait-il, la maison n’était plus la même ; s’il n’avait eu ses études scientifiques, il n’aurait su comment tuer ses journées. Après le dîner, il nous tint un moment compagnie dans la salle de billard, et, finalement, alla se coucher de bonne heure.

Alors, pour la première fois, je vins à concevoir des soupçons sur l’état mental de Lord Linchmere. Notre hôte une fois retiré, Lord Linchmere me suivit dans ma chambre.

— Docteur, marmonna-t-il précipitamment, il faut que vous veniez avec moi. C’est chez moi que vous aurez à passer la nuit.

— Que voulez-vous dire ?

— J’aime mieux ne pas m’expliquer. Ceci fait partie de vos devoirs. Ma chambre touche à la vôtre ; vous pourrez rentrer chez vous au matin, avant que le domestique vienne vous éveiller.

— Mais pourquoi ? demandai-je.

— Parce que, dit-il, le fait de rester seul me rend nerveux. C’est une raison, s’il vous en faut une.

— Fantaisie de maniaque, pensai-je.

Mais l’argument des vingt livres prévalait contre bien des objections. J’accompagnai chez lui Lord Linchmere.

— La chambre n’a qu’un lit, fis-je observer.

— Un seul de nous l’occupera, répliqua-t-il.

— Et l’autre ?

— L’autre montera la garde.

— En vérité ? On croirait que vous vous attendez à une attaque.

— Peut-être.

— En ce cas, pourquoi ne pas fermer à clef votre porte ?

— Peut-être ai-je envie d’être attaqué.

Ceci confinait de plus en plus à l’extravagance. Il n’y avait pourtant rien à faire que se soumettre. Je haussai les épaules et m’assis dans le grand fauteuil devant la cheminée vide.

— Alors, je dois rester à veiller ? déplorai-je.

— Nous nous partagerons la nuit. Si vous veillez jusqu’à deux heures, je prendrai mon tour ensuite.

— Très bien.

— Vous m’appellerez à deux heures.

— Sans faute.

— Vous tiendrez vos oreilles ouvertes. Et si vous surprenez le moindre bruit, vous m’éveillerez à la seconde. Vous m’entendez bien : à la seconde ?

— Comptez sur moi.

Et je m’efforçai de prendre, moi aussi, un air grave.

— Surtout, pour l’amour de Dieu, gardez-vous de dormir ! conclut Lord Linchmere.