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Cependant une pâleur mortelle couvrait déjà ses joues. À grand peine elle arriva jusqu’au divan où elle tomba presque évanouie.

Ma passion pour elle ne connaissait maintenant plus de bornes. Depuis ce jour où j’avais eu si peur pour elle, je n’étais plus maîtresse de moi. Je languissais d’angoisse, j’étais mille fois sur le point de me jeter à son cou, mais la crainte me clouait sur place. Je me rappelle que je cherchais à m’éloigner d’elle, afin qu’elle ne vît pas mon émotion. Mais quand, par hasard, elle entrait dans la chambre où je m’étais réfugiée, je tressaillais et mon cœur commençait à battre si fort que la tête me tournait. Je crois même que l’espiègle enfant le remarqua, après quoi, pendant deux jours, elle parut même un peu confuse. Mais bientôt elle s’habitua à cet état de choses.

Pendant tout un mois, je souffris ainsi, en cachette. Mes sentiments avaient une élasticité incompréhensible, si l’on peut s’exprimer ainsi. Ma nature est patiente au plus haut degré, de sorte que l’élan, la manifestation spontanée des sentiments ne se produit chez moi qu’à la dernière extrémité. Il faut remarquer que, de tout ce temps, nous n’avions pas échangé, Catherine et moi, plus de cinq paroles. Mais peu à peu, je remarquai à quelques indices imperceptibles que cette attitude envers moi n’avait pas pour cause l’oubli ou l’indifférence, mais qu’elle était consciente comme si la petite princesse se fût donné parole de me maintenir dans de certaines limites. Mais déjà je ne dormais plus la nuit, et dans la journée je ne pouvais plus cacher mon embarras, même devant Mme Léotard. Mon amour pour Catherine allait même jusqu’à l’étrangeté. Une fois, je pris en cachette un de ses mouchoirs, une autre fois un petit ruban qu’elle mettait dans ses cheveux, et toute la nuit je baisais et mouillais de mes larmes ces objets. D’abord l’indifférence de Catherine m’avait torturée, offensée ; mais maintenant tout s’embrouillait en moi et je ne pouvais pas moi-même me rendre compte de mes sensations. Ainsi, peu à peu, les nouvelles impressions chassaient les anciennes ; les souvenirs se rapportant à mon triste passé perdaient de leur force, remplacés en moi par une nouvelle vie. Je me souviens que je m’éveillais parfois la nuit. Je me levais de mon lit et, sur la pointe des pieds, je m’approchais de Catherine. Pendant des heures entières, je la regardais dormir, à la lueur faible