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droit qui paraissait à Falstaff l’extrême limite qu’il pût permettre d’atteindre, de nouveau il montra les crocs. La petite princesse frappa du pied, s’éloigna dépitée et s’assit sur le divan. Dix minutes après, elle avait inventé une nouvelle tentation. Elle sortit et revint bientôt avec des craquelins et des gâteaux ; bref, elle changeait ses armes.

Mais Falstaff demeurait très calme ; il était sans doute tout à fait rassasié, car il ne regarda même pas le morceau de gâteau qu’elle lui jeta, et quand la petite princesse se trouva de nouveau près du cercle défendu que Falstaff considérait comme sa frontière, il montra une opposition encore plus forte que la première fois. Falstaff leva la tête, sortit ses dents, gronda sourdement et fit un mouvement comme s’il se préparait à bondir. Catherine devint rouge de colère ; elle laissa le gâteau et revint s’asseoir à sa place. Elle était toute émue ; son pied frappait le tapis ; ses joues étaient rouges et même des larmes parurent dans ses yeux. Son regard s’étant par hasard posé sur moi, tout son sang afflua à sa tête. Elle bondit résolument de sa place et, d’un pas décidé, se dirigea droit vers la terrible bête.

L’étonnement produit cette fois sur Falstaff était sans doute trop fort ; il laissa son ennemie franchir la frontière et elle n’était plus qu’à deux pas de lui quand il la salua d’un grognement terrible. Catherine s’arrêta un instant, mais un instant seulement, puis résolument s’avança. Je pensais mourir de frayeur. La petite princesse était excitée comme je ne l’avais jamais vue : ses yeux brillaient du sentiment de la victoire, du triomphe de la puissance. Elle supporta hardiment le regard terrible du bouledogue furieux et ne tressaillit pas devant sa gueule épouvantable. Il se dressa ; de sa poitrine velue sortit un grognement effroyable ; encore un moment et il allait s’élancer. Mais Catherine posa fièrement sur lui sa petite main, et, par trois fois, triomphalement, le caressa sur le dos. Le bouledogue eut un moment d’hésitation. Cet instant fut le plus effrayant. Soudain il se leva lourdement, s’étira et, pensant probablement qu’il n’était pas digne de lui d’avoir affaire à des enfants, il sortit tranquillement de la chambre. La petite princesse triomphante resta sur la place conquise et jeta sur moi un regard indéfinissable, un regard saturé, grisé de victoire. Moi, j’étais blanche comme un linge. Elle le remarqua et sourit.