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nous ouvrit la porte de la rue, et jeta sur nous un regard soupçonneux. Mon père, comme s’il redoutait une question de sa part, sortit le premier presque en courant, de sorte que je ne le rejoignis qu’avec peine. Nous traversâmes notre rue et débouchâmes sur le quai du canal. Pendant la nuit, la neige était tombée, et maintenant encore elle tombait à petits flocons. Il faisait froid. J’étais transie jusqu’aux os. Je courais derrière mon père, accrochée à la basque de son habit. Il avait son violon sous le bras et, à chaque instant, il s’arrêtait pour retenir la boîte.

Nous marchâmes ainsi pendant environ un quart d’heure. Enfin il s’avança jusqu’au canal et s’assit sur la dernière borne, à deux pas de l’eau. Autour de nous, pas une âme. Mon Dieu ! Je me rappelle comme d’aujourd’hui cette terrible sensation qui, soudain, s’empara de moi ! Enfin tout ce à quoi j’avais rêvé pendant toute une année se réalisait ! Nous avions quitté notre misérable logis. Mais était-ce là ce que je rêvais ? Était-ce ce qu’avait créé mon imagination d’enfant, quand je rêvais au bonheur de celui que j’aimais si profondément ? À ce moment j’étais surtout tourmentée à la pensée de maman. »

Pourquoi l’avons-nous laissée seule ? pensais-je. Pourquoi avons-nous abandonné son corps, comme un objet inutile ? Je me rappelle que cette idée-là me tourmentait particulièrement.

— « Père, commençai-je, n’ayant plus la force de me retenir. Petit père !

— « Quoi ? fit-il sévèrement.

— « Père, pourquoi avons-nous abandonné là-bas maman ? Pourquoi ? demandai-je en pleurant. Père, retournons chez nous, et appelons quelqu’un à son secours.

— « Oui, oui, s’écria-t-il soudain en se levant de la borne, comme si une idée nouvelle lui venait en tête, une idée qui résolvait toutes ses incertitudes. Oui, Niétotchka, on ne peut pas la laisser ainsi. Il faut retourner près de maman. Elle a froid là-bas ! Va chez elle, Niétotchka. Va. Là-bas il y a une bougie ; il ne fait pas noir. N’aie pas peur. Fais venir quelqu’un près d’elle. Ensuite tu viendras me retrouver ; tu viendras seule ; je t’attendrai ici. Je ne m’en irai pas… »

Je partis aussitôt ; mais à peine étais-je remontée jusqu’au