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versait. Je commençais à être terriblement inquiète pour lui.

Le lendemain, pendant le dîner, c’était la veille du concert, mon père parut tout à fait consterné. Il était très changé et à chaque instant regardait maman. Enfin, je fus tout étonnée quand il se mit à causer avec elle. J’étais étonnée, parce qu’il ne lui parlait presque jamais.

Après le dîner, il commença à me flatter particulièrement. À chaque instant, sous différents prétextes, il m’appelait dans le vestibule, regardait tout autour de lui, comme s’il avait peur d’être pris en faute, et il me caressait la tête, m’embrassait et me disait tout le temps que j’étais une bonne enfant, obéissante, que j’aimais sans doute mon père et ferais sûrement ce qu’il me demanderait. Tout cela me causait une angoisse épouvantable. Enfin, quand, pour la dixième fois, il m’appela dans le vestibule, la chose s’expliqua. D’un air douloureux, regardant avec inquiétude de tous côtés, il me demanda si je savais où maman avait caché les vingt-cinq roubles qu’elle avait rapportés la veille au matin. À cette question, je devins folle de terreur. Mais à ce moment, quelqu’un ayant fait du bruit dans l’escalier, mon père, effrayé, me laissa là et s’enfuit.

Il ne rentra que le soir, confus, triste, soucieux. Il s’assit silencieusement sur sa chaise et commença à me regarder avec une sorte de joie. J’étais saisie de crainte et m’efforçais d’éviter ses regards.

Enfin, maman, qui était restée au lit toute la journée, m’appela, me donna de la monnaie et m’envoya acheter du thé et du sucre. Chez nous, on buvait du thé très rarement, maman ne se permettait ce véritable luxe pour nos moyens que quand elle se sentait souffrante et fiévreuse.

Je pris l’argent et sortis. Sitôt dans le vestibule, je me mis à courir comme si j’avais eu peur qu’on ne me rattrapât. Mais ce que je craignais arriva. Mon père me rejoignit quand déjà j’étais dans la rue et me fit revenir dans l’escalier.

— « Niétotchka, dit-il d’une voix tremblante, ma chérie, écoute, donne-moi cet argent, et demain…

— « Père, petit père ! m’écriai-je en me mettant à genoux et le suppliant. Je ne puis pas, c’est impossible, maman a besoin de thé. On ne peut pas prendre chez maman ; c’est impossible. Je prendrai une autre fois.

— « Alors tu ne veux pas ? Tu ne veux pas ? me chucho-