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il se vantait de leur conformation et portait des pantalons collants. Quand il demeurait en position, après un dernier saut, tendant vers nous ses mains et souriant comme sourient les danseurs sur la scène à la fin d’un pas, mon père, pendant quelques instants, gardait le silence comme s’il ne pouvait se décider à formuler un jugement, laissant exprès le danseur méconnu dans sa pose, de sorte que celui-ci se balançait sur un pied d’un côté et de l’autre, tendant toutes ses forces à garder l’équilibre. Enfin, mon père me regardait d’un air très sérieux, comme s’il m’invitait à être témoin de l’impartialité de son jugement, tandis que les regards timides, suppliants du danseur se fixaient en même temps sur moi.

— « Non, Carl Féodorovitch, tu ne peux pas réussir, prononçait enfin mon père, en feignant la plus grande contrariété à être obligé de formuler cette amère vérité. Alors de la poitrine de Carl Féodorovitch s’échappait un véritable gémissement ; mais instantanément il se redonnait du courage par des mouvements accélérés et réclamait de nouveau l’attention, affirmant qu’il n’avait pas dansé selon la bonne méthode et nous suppliant de le juger encore une fois. Ensuite il courait de nouveau à l’autre angle de la chambre et parfois bondissait avec une telle ardeur qu’il touchait de sa tête le plafond et se faisait grand mal ; mais tel un Spartiate, il supportait héroïquement sa douleur, se fixait de nouveau dans une pose, de nouveau, avec un sourire, tendait vers nous ses mains tremblantes et de nouveau nous demandait notre décision. Mais mon père était inflexible et, comme auparavant, répondait d’un air sombre : — « Non, Carl Féodorovitch ; c’est bien ton sort, tu ne réussiras jamais ! » Alors je n’y tenais plus et me tordais de rire. Père suivait mon exemple. Carl Féodorovitch, comprenant enfin qu’on se moquait de lui, devenait rouge d’indignation et, les larmes aux yeux, avec un sentiment aussi profond que comique, et qui me fit plus tard énormément de peine pour lui, disait à mon père : — « Tu es un ami cruel ! » Puis il prenait son chapeau et s’enfuyait de chez nous en jurant par tout au monde qu’il ne reviendrait jamais. Mais ces brouilles n’étaient pas de longue durée. Au bout de quelques jours, on le voyait reparaître ; de nouveau recommençait la lecture du fameux drame, de nouvelles larmes étaient versées, puis de nouveau le naïf Carl Féodorovitch nous priait d’être juges entre