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Il commença alors à me gronder. Il parla longtemps, me traitant d’enfant stupide qui ne comprenait rien… Et je ne me rappelle plus quoi encore, mais il était très triste.

Je ne comprenais rien à ses reproches. Je ne comprenais pas combien il lui était pénible que j’eusse entendu les paroles qu’il avait dites à maman dans un moment de colère et de profond désespoir. Mais je les avais retenues et j’avais beaucoup réfléchi. Quel qu’il fût à cette époque, il ne pouvait toutefois ne pas en être frappé. Cependant, bien que ne comprenant pas du tout pourquoi cela le fâchait, j’étais affligée et déconcertée. Je me mis à pleurer. Il me semblait comprendre que tout ce qui nous attendait était si important, qu’une enfant stupide comme moi n’avait pas le droit d’en parler ni d’y penser. En outre, bien que ne le comprenant pas tout d’abord, je me rendais cependant obscurément compte que j’avais offensé maman. La peur et l’effroi me saisirent et le doute tomba dans mon âme. Alors, voyant que je pleurais et que je souffrais, mon père se mit à me consoler ; il essuya mes larmes avec ma manche et m’ordonna de cesser de pleurer. Tous deux nous restâmes assis pendant un certain temps, silencieux : les sourcils froncés, il semblait réfléchir. Puis, de nouveau, il se mit à me parler ; mais j’avais beau prêter toute mon attention, ce qu’il me disait me paraissait étrangement vague. D’après quelques mots de cette conversation dont je me souviens encore aujourd’hui, il me paraît qu’il m’expliqua qui il était, quel grand artiste il était, que personne ne le comprenait, et qu’il était un homme de grand talent. Je me rappelle que, m’ayant demandé si je comprenais, et satisfait sans doute de ma réponse, il me força à répéter qu’il avait du talent. Je redis oui. Alors il sourit légèrement, peut-être parce qu’à la fin il lui paraissait drôle à lui-même de causer avec moi d’un sujet aussi sérieux.

Notre conversation fut interrompue par l’arrivé de Carl Féodorovitch. Je me mis à rire et devins tout à fait gaie quand mon père, en me désignant le nouveau venu, me dit : « Et voilà, Carl Féodorovitch n’a pas pour un sou de talent. »

Ce Carl Féodorovitch était un personnage très amusant. Je voyais à cette époque si peu de monde qu’il me sera impossible de jamais l’oublier ; et je me le rappelle comme si c’était d’hier. C’était un Allemand. Son nom de famille était Mayer.