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Ce mot se grava dans ma mémoire ; dans mon imagination se forma aussitôt l’idée qu’un artiste est un homme particulier, qui ne ressemble pas aux autres hommes. Peut-être la conduite même de mon père m’avait-elle induite à cette idée ; peut-être avais-je entendu quelque chose qui est maintenant sorti de ma mémoire.

Mais le sens des paroles de mon père se trouva étrangement compréhensible pour moi quand, un jour, il déclara en ma présence, avec un accent particulier, que « le temps viendrait où lui aussi ne serait pas dans la misère, où lui aussi serait un monsieur et un homme riche, et qu’enfin il renaîtrait de nouveau quand ma mère serait morte ».

Je me rappelle que tout d’abord j’eus peur de ces paroles, terriblement peur. Je ne pus rester dans la chambre. Je courus dans le vestibule glacé et là, accoudée à la fenêtre et le visage dans mes mains, je me mis à sangloter. Mais ensuite, quand j’eus réfléchi, quand je me fus habituée à cet horrible désir de mon père, l’imagination vint tout d’un coup à mon aide : je n’avais plus à me tourmenter d’une incertitude et il me fallait absolument m’arrêter à une supposition quelconque. Et voilà, je ne sais pas comment cela commença, mais à la fin je m’arrêtai à cette idée que, quand ma mère mourrait, mon père quitterait notre sombre taudis et s’en irait quelque part avec moi. Mais où ? Jusqu’aux tous derniers jours je ne pouvais me le représenter clairement. Je me rappelle seulement que tout ce que je pouvais imaginer de l’endroit où nous irions ensemble (car nous devions partir ensemble, c’était certain), tout ce que ma fantaisie pouvait concevoir de brillant, de somptueux, de magnifique, tout cela, dans mes rêves, devenait réalité. Il me semblait que nous devenions riches aussitôt. Je ne courrais plus faire des commissions dans les petites boutiques, chose qui m’était très pénible, parce que les enfants de la maison voisine me faisaient toujours des misères quand je sortais, ce que je redoutais au plus haut degré, surtout quand je rapportais du lait ou du beurre, sachant que si je les laissais tomber, je serais sévèrement punie.

Ensuite, dans un rêve, j’avais résolu que mon père, aussitôt, se commanderait un bel habit, que nous nous installerions dans une somptueuse demeure, et c’est alors que la belle et grande maison aux rideaux rouges et la rencontre de