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coup entre les lignes ; en outre, Alexandra Mikhaïlovna racontait très bien ; on eût dit que ce que nous lisions était arrivé en sa présence. Si étrange que pût être un tel enthousiasme, je savais cependant qu’elle se calmait auprès de moi. Je me rappelle que souvent je réfléchissais en la regardant ; je la devinais, et avant même d’avoir commencé à vivre, je connaissais beaucoup de la vie.

J’atteignais ma treizième année, La santé d’Alexandra Mikhaïlovna empirait de plus en plus. Elle devenait irritable, avec des accès de tristesse longs et aigus. Les visites de son mari se faisaient plus fréquentes. Il restait avec elle, mais, comme auparavant, sans presque dire un mot et de plus en plus renfrogné. Sa vie commençait à m’intéresser vivement. J’étais déjà sortie de l’enfance ; diverses impressions nouvelles se formaient en moi ; j’observais, j’imaginais, et je supposais. Le mystère de cette famille me tourmentait de plus en plus. À certains moments il me semblait comprendre quelque chose à ce mystère. D’autres fois je devenais indifférente, apathique, ennuyée, j’oubliais ma curiosité, ne trouvant la solution d’aucune question. Enfin, de plus en plus fréquemment j’éprouvais le besoin bizarre de rester seule, de réfléchir, de réfléchir sans cesse. C’était exactement comme à l’époque où j’étais encore avec mes parents, quand, avant de me prendre d’amitié pour mon père, je m’étais tenue toute une année dans mon coin à penser, à réfléchir, à regarder, de sorte que j’étais devenue tout à fait sauvage, vivant parmi les visions fantastiques créées par mon imagination. La différence était que maintenant il y avait plus d’impatience, plus d’angoisse, plus de désir de mouvement, de sorte que je ne pouvais plus me concentrer sur un seul point, comme autrefois.

De son côté Alexandra Mikhaïlovna avait l’air de s’éloigner de moi. À cet âge je ne pouvais presque plus être sa camarade. Je n’étais pas une enfant. J’interrogeais sur trop de choses et parfois je la regardais de telle façon qu’elle devait baisser les yeux devant moi. Il y avait des moments étranges. Je ne pouvais pas voir ses larmes, et souvent des larmes me montaient aux yeux en la regardant. Je me jetais à son cou et l’embrassais ardemment. Que pouvait-elle me répondre ? Je sentais que j’étais un fardeau pour elle. À d’autres moments — et cela était toujours pénible et triste, — elle-même, comme