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chose de douloureux, de terrible, d’irrémédiable. Instantanément le sourire indulgent disparaissait de son visage, ses yeux se fixaient sur sa femme intimidée avec une telle compassion que j’en tremblais, et que si, comme je le vois maintenant, cette compassion se fût exercée à mon sujet, j’en eusse été épouvantée. Au même moment, la joie disparaissait du visage d’Alexandra Mikhaïlovna. La musique ou la lecture cessait ; elle pâlissait, mais se contenait et se taisait. Un moment pénible suivait, une minute angoissante qui parfois se prolongeait longtemps. Enfin, son mari y mettait terme. Il se levait de sa place, comme s’il eût voulu se contraindre à réprimer en lui le dépit et l’émotion ; il faisait plusieurs fois le tour de la chambre sans mot dire, puis il venait serrer la main de sa femme, soupirait profondément et, visiblement troublé, après quelques mots brefs, où perçait le désir de consoler sa femme, il sortait de la chambre. Alexandra Mikhaïlovna fondait en larmes ou tombait dans une longue tristesse.

Souvent il la bénissait et la signait, comme on fait à un enfant, en lui disant au revoir, le soir, et elle recevait sa bénédiction avec des larmes de reconnaissance. Mais je ne puis pas oublier quelques scènes (deux ou trois, au plus, en huit ans), qui eurent lieu dans notre maison. Alexandra Mikhaïlovna paraissait alors une autre femme. La colère, l’indignation se reflétaient sur son visage ordinairement si doux, remplaçant son humilité perpétuelle et son adoration pour son mari. Parfois l’orage se préparait pendant toute une heure. Le mari devenait plus silencieux et plus morne qu’à l’ordinaire ; enfin le cœur meurtri de la pauvre femme n’y tenait plus. Elle se mettait à parler d’une voix entrecoupée par l’émotion, entamait d’abord des paroles sans suite, pleines d’allusions et de réticences, puis, son angoisse l’étouffant, elle éclatait soudain en larmes et en sanglots, après quoi suivait le flot d’indignation, de reproches, de plaintes, de désespoir, comme si elle était prise d’un accès maladif. Il fallait voir avec quelle patience le mari supportait tout cela, avec quelle compassion il la suppliait de se calmer, lui baisait les mains, et se mettait enfin à pleurer avec elle. Elle se ressaisissait alors subitement, comme si sa conscience se dressait contre elle, lui reprochant un crime. Les larmes de son mari la bouleversaient et, se tordant les mains de désespoir, avec des sanglots entrecoupés,