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je croyais que je n’approcherais jamais de personne autre. Dans le chapitre précédent, j’ai essayé de diviser nos forçats en diverses catégories ; mais en me souvenant d’Akim Akimytch, je crois que je dois ajouter une catégorie à ma classification. Il est vrai qu’il était seul à la former. Cette série est celle des forçats parfaitement indifférents, c’est-à-dire ceux auxquels il est absolument égal de vivre en liberté ou aux travaux forcés, ce qui était et ne pouvait être chez nous qu’une exception. Il s’était établi à la maison de force comme s’il devait y passer sa vie entière : tout ce qui lui appartenait, son matelas, ses coussins, ses ustensiles, était solidement et définitivement arrangé à demeure. Rien qui eût pu faire croire à une vie temporaire, à un bivouac. Il devait rester de nombreuses années aux travaux forcés, mais je doute qu’il pensât à sa mise en liberté : s’il s’était réconcilié avec la réalité, c’était moins de bon cœur que par esprit de subordination, ce qui revenait au même pour lui. C’était un brave homme, il me vint en aide les premiers temps par ses conseils et ses services, mais quelquefois, j’en fais l’aveu, il m’inspirait une tristesse profonde, sans pareille, qui augmentait et aggravait encore mon penchant à l’angoisse. Quand j’étais par trop désespéré, je m’entretenais avec lui ; j’aimais entendre ses paroles vivantes : eussent-elles été haineuses, enfiellées, nous nous serions du moins irrités ensemble contre notre destinée ; mais il se taisait, collait tranquillement ses lanternes, en racontant qu’ils avaient eu une revue en 18.., que leur commandant divisionnaire s’appelait ainsi et ainsi, qu’il avait été content des manœuvres, que les signaux pour les tirailleurs avaient été changés, etc. Tout cela d’une voix posée et égale, comme de l’eau qui serait tombée goutte à goutte. Il ne s’animait même pas quand il me contait que dans je ne sais plus quelle affaire au Caucase, on l’avait décoré du ruban de Sainte-Anne à l’épée. Seulement