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n’entamait pas ce sujet lui-même, personne ne l’interrogeait. On lui demandait seulement d’où il venait, avec qui il avait fait la route, dans quel état était celle-ci, où on le menait, etc. Piqués au jeu par les récits des nouveaux, nos camarades racontaient à leur tour ce qu’ils avaient vu et fait ; on parlait surtout des convois, des exécuteurs, des chefs de convois. À ce moment aussi, vers le soir, apparaissaient les forçats qui avaient été fouettés : ils produisaient toujours une certaine impression, comme je l’ai dit ; mais on n’en amenait pas tous les jours, et l’on s’ennuyait à mort quand rien ne venait stimuler la mollesse et l’indolence générales ; il semblait alors que les malades fussent exaspérés de voir leurs voisins : parfois on se querellait. — Nos forçats se réjouissaient quand on amenait un fou à l’examen médical ; quelquefois les condamnés aux verges feignaient d’avoir perdu l’esprit, afin d’être graciés. On les démasquait, ou bien ils se décidaient eux-mêmes à renoncer à leur subterfuge ; des détenus qui, pendant deux ou trois jours, avaient fait des extravagances, redevenaient subitement des gens très-sensés, se calmaient et demandaient d’un air sombre à sortir de l’hôpital. Ni les forçats, ni les docteurs ne leur reprochaient leur ruse ou ne leur rappelaient leurs folies : on les inscrivait en silence, on les reconduisait en silence ; après quelques jours, ils nous revenaient le dos ensanglanté. En revanche, l’arrivée d’un véritable aliéné était un malheur pour toute la salle. Ceux qui étaient gais, vifs, qui criaient, dansaient, chantaient, étaient accueillis d’abord avec enthousiasme par les forçats. « Ça va être amusant ! » disaient-ils en regardant ces infortunés grimacer et faire des contorsions. Mais le spectacle était horriblement pénible et triste. Je n’ai jamais pu regarder les fous de sang-froid.

On en garda un trois semaines dans notre salle : nous ne savions plus où nous cacher. Juste à ce moment on en amena un second. Celui-là me fit une impression profonde.