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Elles torturent beaucoup plus que les baguettes, cela est évident, car elles irritent et agissent fortement sur le système nerveux qu’elles surexcitent outre mesure. Je ne sais s’il existe encore de ces seigneurs, — mais il n’y a pas longtemps il y en avait encore — auxquels fouetter une victime procurait une jouissance qui rappelait le marquis de Sade et la Brinvilliers. Je crois que cette jouissance consiste dans une défaillance de cœur, et que ces seigneurs doivent jouir et souffrir en même temps. Il y a des gens qui sont comme des tigres, avides du sang qu’ils peuvent lécher. Ceux qui ont possédé cette puissance illimitée sur la chair, le sang et l’âme de leur semblable, de leur frère selon la loi du Christ, ceux qui ont éprouvé cette puissance et qui ont eu la faculté d’avilir par l’avilissement suprême un autre être, fait à l’image de Dieu, ceux-là sont incapables de résister à leurs désirs, à leur soif de sensations. La tyrannie est une habitude, capable de se développer, et qui devient à la longue une maladie. J’affirme que le meilleur homme du monde peut s’endurcir et s’abrutir à tel point que rien ne le distinguera d’une bête fauve. Le sang et la puissance enivrent : ils aident au développement de la dureté et de la débauche ; l’esprit et la raison deviennent alors accessibles aux phénomènes les plus anormaux, qui leur semblent des jouissances. L’homme et le citoyen disparaissent pour toujours dans le tyran, et alors le retour à la dignité humaine, le repentir, la résurrection morale deviennent presque irréalisables. Ajoutons que la possibilité d’une pareille licence agit contagieusement sur la société tout entière : un tel pouvoir est séduisant. La société qui regarde ces choses d’un œil indifférent est déjà infectée jusqu’à la moelle. En un mot le droit accordé à un homme de punir corporellement ses semblables est une des plaies de notre société, c’est le plus sûr moyen pour anéantir en elle l’esprit de civisme, et ce droit contient en germe les éléments d’une décomposition inévitable, imminente.