Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/211

Cette page n’a pas encore été corrigée

vin — qu’il entame brusquement lui-même, le public se pâme de rire. Mais la porte a grincé, le vent a agité les volets, Kedril tremble, et en toute hâte, presque inconsciemment, cache dans sa bouche un énorme morceau de poule qu’il ne peut avaler. On pouffe de nouveau. « Est-ce prêt ? » lui crie son maître qui se promène toujours en long et en large dans la chambre. — Tout de suite, monsieur, je vous… le prépare, —dit Kedril qui s’assied et se met à bâfrer le souper. Le public est visiblement charmé par l’astuce de ce valet qui berne si habilement un seigneur. Il faut avouer que Potsiéikine méritait des éloges. Il avait prononcé admirablement les mots : « — Tout de suite, monsieur, je… vous… le prépare. » Une fois à table, il mange avec avidité, et, à chaque bouchée, tremble que son maître ne s’aperçoive de sa manœuvre ; chaque fois que celui-ci se retourne, il se cache sous la table en tenant la poule dans sa main. Sa première faim apaisée, il faut bien songer au seigneur. — « Kedril ! as-tu bientôt fait ? » crie celui-ci ? — « C’est prêt ! » répond hardiment Kedril, qui s’aperçoit alors qu’il ne reste presque rien : il n’y a en tout sur l’assiette qu’une seule cuisse. Le maître, toujours sombre et préoccupé, ne remarque rien et s’assied, tandis que Kedril se place derrière lui une serviette sur le bras. Chaque mot, chaque geste, chaque grimace du valet qui se tourne du côté du public, pour se gausser de son maître, excite un rire irrésistible dans la foule des forçats. Juste au moment où le jeune seigneur commence à manger, les diables font leur entrée : ici l’on ne comprend plus, car ces diables ne ressemblent à rien d’humain ni de terrestre ; la porte de côté s’ouvre, et un fantôme apparaît tout habillé de blanc ; en guise de tête, le spectre porte une lanterne avec une bougie ; un autre fantôme le suit, portant aussi une lanterne sur la tête et une faux à la main. Pourquoi sont-ils habillés de blanc, portent-ils une faux et une lanterne ? Personne ne put me l’expliquer ; au fond on s’en préoccupait