Page:Dostoïevski - Souvenirs de la maison des morts.djvu/15

Cette page a été validée par deux contributeurs.
xii
AVERTISSEMENT.

Qui expliquera les folles contradictions de l’homme, surtout de l’homme russe, instinctif, prime-sautier, plus près qu’un autre de la nature ?

J’ai rencontré un de ces tyranneaux des mines sibériennes. Au mois d’octobre 1878, je me trouvais au célèbre couvent de Saint-Serge, près de Moscou. Des religieux erraient indolemment dans les cours, sous la robe noire des basiliens. Mon guide, un petit frère lai très-dégourdi, m’indiqua, avec une nuance de respect, un vieux moine accoudé sur la galerie du réfectoire, d’où il émiettait le reste de son pain de seigle aux pigeons qui s’abattaient des bouleaux voisins. — « C’est le père un tel, un ancien maître de police en Sibérie. » — Je m’approchai du cénobite. Il reconnut un étranger et m’adressa la parole en français. Sa conversation, bien que très-réservée, dénotait une ouverture d’horizon fort rare dans le monde où il vivait. Je laissai tomber le nom d’un des proscrits de décembre 1825, dont l’histoire m’était familière, « L’auriez-vous rencontré en Sibérie ? demandai-je à mon interlocuteur. — Comment donc, il a été sous ma juridiction. » J’étais fixé. Je savais ce qu’avait été cette juridiction. Peu d’hommes dans tout l’empire eussent pu trouver dans leur mémoire les lourds secrets et les douloureuses images qui devaient hanter la conscience de ce moine. Quelle impulsion mystérieuse l’avait amené dans ce couvent, où il psalmodiait paisiblement les litanies depuis de longues années ? Était-ce piété, remords, lassitude ? — « En voilà un qui a beaucoup à expier, dis-je à mon guide : il a vu et fait des choses