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— Ouh ! qu’il est indécent ! marmotta le Petit-Russien qui marchait à côté de moi, on le regardant de côté.

— Un homme inutile ! fit un autre d’un ton sérieux et définitif.

Je ne comprenais pas du tout pourquoi l’on injuriait Skouratoff, et pourquoi l’on méprisait les forçats qui étaient gais, comme j’avais pu en faire la remarque ces premiers jours. J’attribuai la colère du Petit-Russien et des autres à une hostilité personnelle, en quoi je me trompais ; ils étaient mécontents que Skouratoff n’eût pas cet air gourmé de fausse dignité dont toute la maison de force était imprégnée, et qu’il fût, selon leur expression, un homme inutile. On ne se fâchait pas cependant contre tous les plaisants et on ne les traitait pas tous comme Skouratoff. Il s’en trouvait qui savaient jouer du bec et qui ne pardonnaient rien : bon gré, mal gré, on devait les respecter. Il y avait justement dans notre bande un forçat de ce genre, un garçon charmant et toujours joyeux ; je ne le vis sous son vrai jour que plus tard ; c’était un grand gars qui avait bonne façon, avec un gros grain de beauté sur la joue ; sa figure avait une expression très-comique, quoique assez jolie et intelligente. On l’appelait « le pionnier », car il avait servi dans le génie : il faisait partie de la section particulière. J’en parlerai encore.

Tous les forçats « sérieux » n’étaient pas, du reste, aussi expansifs que le Petit-Russien, qui s’indignait de voir des camarades gais. Nous avions dans notre maison de force quelques hommes qui visaient à la prééminence, soit en raison de leur habileté au travail, soit à cause de leur ingéniosité, de leur caractère ou de leur genre d’esprit. Beaucoup d’entre eux avaient de l’intelligence, de l’énergie, et atteignaient le but auquel ils tendaient, c’est-à-dire la primauté et l’influence morale sur leurs camarades. Ils étaient souvent ennemis à mort, — et avaient beaucoup d’envieux. Ils regardaient les autres forçats d’un air de