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ses faits et gestes. Aujourd’hui il vous serre la main, et demain, sans rime ni raison, en remerciement de votre hospitalité, il vous soufflette sur les deux joues devant toute l’honorable société, pour peu que la fantaisie lui en vienne. C’est un homme gâté par la fortune ! Mais surtout c’est un enragé coureur, un Petchorine[3] ! Vous qui n’êtes pas marié, Stépan Trophimovitch, vous l’avez belle à me traiter de cancanier parce que je m’exprime ainsi sur le compte de Son Excellence. Mais si jamais vous épousiez une jeune et jolie femme, — vous êtes encore assez vert pour cela, — je vous conseillerais de bien fermer votre porte à notre prince, et de vous barricader dans votre maison. Tenez, cette demoiselle Lébiadkine à qui l’on donne le fouet, n’était qu’elle est folle et bancale, je croirais vraiment qu’elle a été aussi victime des passions de notre général, et que le capitaine fait allusion à cela quand il dit qu’il a été blessé « dans son honneur de famille. » À la vérité, cette conjecture s’accorde peu avec le goût délicat de Nicolas Vsévolodovitch, mais ce n’est pas une raison pour l’écarter _a priori : _ quand ces gens-là ont faim, ils mangent le premier fruit que le hasard met à leur portée. Vous allez encore dire que je fais des cancans, mais est-ce que je crie cela ? C’est le bruit public, je me borne à écouter ce que crie toute la ville et à dire oui : il n’est pas défendu de dire oui.

— La ville crie ? À propos de quoi ?

— C’est-à-dire que c’est le capitaine Lébiadkine qui va crier par toute la ville quand il est ivre, mais n’est-ce pas la même chose que si toute la place criait ? En quoi suis-je coupable ? Je ne m’entretiens de cela qu’avec des amis, car, ici, je crois me trouver avec des amis, ajouta Lipoutine en nous regardant d’un air innocent. — Voici le cas qui vient de se produire : Son Excellence étant en Suisse a, paraît-il, fait parvenir trois cents roubles au capitaine Lébiadkine