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sain. Mais, reprends-je, n’avez-vous jamais remarqué chez lui une certaine déviation d’idées, un tour d’esprit particulier, comme qui dirait une sorte de folie ? Bref, je répète la question que m’avait posée Barbara Pétrovna elle-même. Alors, figurez-vous, je vois Alexis Nilitch devenir tout à coup pensif et faire une mine renfrognée, tenez, tout à fait comme à présent. « Oui, dit-il, quelque chose m’a parfois paru étrange. » Or, pour qu’une chose paraisse étrange à Alexis Nilitch, il ne faut pas demander si elle doit l’être, n’est-ce pas ?

— C’est vrai ? fit Stépan Trophimovitch en s’adressant à l’ingénieur.

Celui-ci releva brusquement la tête, ses yeux étincelaient.

— Je désirerais ne pas parler de cela, répondit-il, — je veux contester votre droit, Lipoutine. Vous n’avez nullement le droit d’invoquer mon témoignage. Je suis loin de vous avoir dit toute ma pensée. J’ai fait la connaissance de Nicolas Vsévolodovitch à Pétersbourg, mais il y a longtemps de cela, et, quoique je l’aie revu depuis, je le connais fort peu. Je vous prie de me laisser en dehors de vos cancans.

Lipoutine écarta les bras comme un innocent injustement accusé.

— Moi un cancanier ! Pourquoi pas tout de suite un espion ? Vous l’avez belle, Alexis Nilitch, à critiquer les autres quand vous vous tenez en dehors de tout. Voilà le capitaine Lébiadkine, vous ne sauriez croire, Stépan Trophimovitch, à quel point il est bête, on n’ose même pas le dire ; il y a en russe une comparaison qui exprime ce degré de bêtise. Il croit, lui aussi, avoir à se plaindre de Nicolas Vsévolodovitch, dont il reconnaît cependant la supériorité intellectuelle. « Cet homme m’étonne, dit-il, c’est un très sage serpent. » Telle sont ses propres paroles. Hier, je l’interroge à son tour (j’étais toujours sous l’influence de ma conversation avec Barbara Pétrovna, et je songeais aussi à ce que m’avait dit Alexis Nilitch). « Eh bien, capitaine, lui dis-je, qu’est-ce que vous pensez