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années déjà, M. Lébiadkine reçoit du séducteur un tribut annuel en réparation du préjudice causé à l’honneur de sa famille ; du moins, voilà ce qui ressort de ses bavardages ; mais, à mon avis, ce ne sont que des paroles d’ivrogne et pures hâbleries. Les lovelaces s’en tirent à bien meilleur marché. Quoi qu’il en soit, une chose certaine, c’est qu’il a de l’argent. Il y a une douzaine de jours, il allait pieds nus, et, maintenant, je l’ai vu moi-même, il a des centaines de roubles à sa disposition. Sa soeur a tous les jours des accès durant lesquels elle pousse des cris, et il la morigène à coups de nagaïka. « C’est ainsi, dit-il, qu’il faut inculquer le respect à la femme. » Je ne comprends pas comment Chatoff qui demeure au-dessus d’eux n’a pas encore déménagé. Alexis Nilitch n’a pas pu y tenir ; il avait fait leur connaissance à Pétersbourg, mais il n’est resté que trois jours chez eux ; à présent, pour être tranquille, il s’est installé dans le pavillon.

— Tout cela est vrai ? demanda Stépan Trophimovitch à l’ingénieur.

— Vous êtes fort bavard, Lipoutine, murmura d’un ton fâché M. Kiriloff.

— Des mystères, des secrets ! Comment se fait-il qu’il y ait tout à coup chez nous tant de secrets et de mystères ! s’écria Stépan Trophimovitch incapable de se contenir.

L’ingénieur fronça le sourcil, rougit, et, avec un haussement d’épaules, sortit de la chambre.

— Alexis Nilitch lui a même arraché son fouet qu’il a brisé et jeté par la fenêtre ; ils ont eu une vive altercation ensemble, ajouta Lipoutine.

— À quoi bon ces bavardages, Lipoutine ? C’est bête, à quoi bon ? dit Alexis Nilitch en faisant un pas en arrière.

— Pourquoi donc cacher, par modestie, les nobles mouvements de son âme, c’est-à-dire de votre âme ? je ne parle pas de la mienne.

— Comme c’est bête… et cela ne sert à rien… Lébiadkine est bête et absolument futile… inutile pour l’action et… tout