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mordicus. « J’ai remarqué », me faisait-il observer un jour, « que tous ces socialistes fanatiques, tous ces communistes enragés sont en même temps les individus les plus avares, les propriétaires les plus durs à la détente ; on peut même affirmer que plus un homme est socialiste, plus il tient à ce qu’il a. D’où cela vient-il ? Serait-ce encore une conséquence du sentimentalisme ? » J’ignore si cette observation est juste ; tout ce que je puis dire, c’est que Pétroucha avait eu quelque connaissance de la vente du bois, etc., et que Stépan Trophimovitch le savait. Il m’arriva aussi de lire des lettres de Pétroucha à son père : il écrivait fort rarement, une fois par an tout au plus. Dernièrement, néanmoins, ayant à annoncer sa prochaine arrivée, il avait envoyé deux missives presque coup sur coup. Courtes et sèches, toutes les lettres du jeune homme traitaient exclusivement d’affaires, et comme, à Pétersbourg, le père et le fils avaient adopté entre eux le tutoiement à la mode, la correspondance de Pétroucha rappelait à s’y méprendre les instructions que les propriétaires du temps passé adressaient de la capitale aux serfs chargés d’administrer leurs biens. Et maintenant, la somme indispensable pour sauver la situation, voici que Barbara Pétrovna l’offrait avec la main de Dacha, donnant clairement à entendre qu’on n’obtiendrait jamais l’une si l’on n’acceptait pas l’autre. Naturellement, Stépan Trophimovitch s’exécuta.

Dès que la générale l’eût quitté, il m’envoya chercher et consigna tous les autres à sa porte pour toute la journée. Comme on le devine, il pleura un peu, dit beaucoup de belles choses, divagua aussi passablement, fit par hasard un calembour et en fut enchanté, puis eut une légère cholérine, — bref, tout se passa dans l’ordre accoutumé. Après quoi, il détacha du mur le portrait de son Allemande décédée depuis vingt ans, et l’interpella d’un ton plaintif : « Me pardonnes-tu ? » En général, il ne semblait pas dans son assiette. Pour noyer son chagrin, il se mit à boire avec moi. Du reste, il ne tarda pas à s’endormir d’un sommeil paisible. Le lendemain