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comme ils se sont produits, ce n’est pas ma faute s’ils paraissent invraisemblables. Je dois pourtant déclarer que le matin, il ne restait à la générale aucun soupçon concernant Dacha ; à la vérité, elle n’en avait jamais conçu, ayant toute confiance dans sa protégée. Elle ne pouvait même admettre que son Nicolas eût été entraîné par sa Daria. Quand toutes deux se mirent à table pour prendre le thé, Barbara Pétrovna fixa sur la jeune fille un regard attentif et prolongé, après quoi, pour la vingtième fois peut-être depuis la veille, elle se répéta avec assurance :

— C’est absurde !

La générale remarqua seulement que Dacha avait l’air fatiguée et qu’elle était plus tranquille et plus apathique encore qu’à l’ordinaire. Après le thé, suivant leur habitude invariable, les deux femmes s’occupèrent d’un ouvrage de main. Barbara Pétrovna exigea un compte rendu détaillé des impressions que Dacha avait rapportées de son voyage à l’étranger ; elle la questionna sur la nature, les villes, les populations, les mœurs, les arts, l’industrie, etc., laissant absolument de côté les Drozdoff et l’existence que Dacha avait menée chez eux. Assise près de sa bienfaitrice, devant une table à ouvrage, la jeune fille parla pendant une demi-heure d’une voix coulante, monotone et un peu faible.

— Daria, interrompit tout à coup Barbara Pétrovna, — tu n’as rien de particulier à me communiquer ?

Daria réfléchit durant une seconde.

— Non, rien, répondit-elle en levant ses yeux limpides sur Barbara Pétrovna.

— Tu n’as rien sur le cœur, sur la conscience ?

— Rien.

Ce mot fut prononcé d’un ton bas, mais avec une sorte de fermeté morne.

— J’en étais sûre ! Sache, Daria, que je ne douterai jamais de toi. À présent, assieds-toi et écoute. Mets-toi sur cette chaise, assieds-toi en face de moi, je veux te voir tout entière. Là, c’est bien. Écoute, — veux-tu te marier ?