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— Oui, oui.

— Vous souriez ironiquement. Et que me disiez-vous, par exemple, de l’aumône ? Pourtant, le plaisir de faire la charité est un plaisir orgueilleux et immoral ; le riche le tire de sa fortune et de la comparaison qu’il établit entre son importance et l’insignifiance du pauvre. L’aumône déprave à la fois et le bienfaiteur et l’obligé ; de plus, elle n’atteint pas son but, car elle ne fait que favoriser la mendicité. Les paresseux qui ne veulent pas travailler se rassemblent autour des gens charitables comme les joueurs qui espèrent gagner se rassemblent autour du tapis vert. Et cependant les misérables grochs qu’on leur jette ne soulagent pas la centième partie de leur misère. Avez-vous donné beaucoup d’argent dans votre vie ? Pas plus de huit grivnas, souvenez-vous en. Tâchez un peu de vous rappeler la dernière fois que vous avez fait l’aumône ; c’était il y a deux ans, je me trompe, il va y en avoir quatre. Vous criez, et vous faites plus de mal que de bien. L’aumône, dans la société moderne, devrait même être interdite par la loi. Dans l’organisation nouvelle il n’y aura plus du tout de pauvres.

— Oh ! quel flux de paroles recueillies de la bouche d’autrui ! Ainsi vous en êtes déjà venue à rêver d’une organisation nouvelle ! Malheureuse, que Dieu vous assiste !

— Oui, j’en suis venue là, Stépan Trophimovitch ; vous me cachiez soigneusement toutes les idées nouvelles qui sont maintenant tombées dans le domaine public, et vous faisiez cela uniquement par jalousie, pour avoir une supériorité sur moi. Maintenant, il n’est pas jusqu’à cette Julie qui ne me dépasse de cent verstes. Mais, à présent, moi aussi, je vois clair. Je vous ai défendu autant que je l’ai pu, Stépan Trophimovitch : décidément tout le monde vous condamne.

— Assez ! dit-il en se levant, — assez ! Quels souhaits puis-je encore faire pour vous, à moins de vous souhaiter le repentir ?

— Asseyez-vous une minute, Stépan Trophimovitch ; j’ai encore une question à vous adresser. Vous avez été invité à