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occupait une place plus en vue que les autres et attirait particulièrement l’attention ; c’était le propriétaire, gros homme de quarante-cinq ans, qui restait pieusement agenouillé tout contre le grillage jusqu’à ce qu’il plût à Sémen Iakovlévitch d’honorer d’un regard ou d’une parole. Il était là depuis environ une heure, et le bienheureux n’avait pas encore semblé s’apercevoir de sa présence.

Nos dames, qui chuchotaient gaiement, allèrent s’entasser contre la clôture, obligeant tous les autres visiteurs à s’effacer derrière elles ; seul le propriétaire ne se laissa pas déloger de sa place et même se cramponna des deux mains au treillage. Des regards badins se portèrent sur l’iourodivii ; les uns l’examinèrent avec leur monocle, les autres avec leur pince-nez ; Liamchine braqua même sur lui une lorgnette de théâtre. Sans s’émouvoir de la curiosité dont il était l’objet, Sémen Iakovlévitch promena ses petits yeux sur tout notre monde.

— Charmante société ! Charmante société ! fit-il d’une voix de basse assez forte.

Toute notre bande se mit à rire : « Qu’est-ce que cela veut dire ? » Mais le bienheureux n’ajouta rien et continua à manger ses pommes de terre ; quand il eut fini, il s’essuya la bouche, et on lui apporta son thé.

D’ordinaire, il ne le prenait pas seul et en offrait aux visiteurs, non à tous, il est vrai, mais à ceux qui lui paraissaient dignes d’un tel honneur. Ces choix avaient toujours beaucoup d’imprévu. Tantôt, négligeant les hauts dignitaires et les gens riches, il régalait un moujik ou quelque vieille bonne femme ; tantôt, au contraire, c’était à un gros marchand qu’il donnait la préférence sur les pauvres diables. Il s’en fallait aussi que tous fussent servis de la même façon : pour les uns on sucrait le thé, à d’autres on donnait un morceau de sucre à sucer, d’autres enfin n’avaient de sucre sous aucune forme. Dans la circonstance présente, les favorisés furent le religieux étranger et le vieux pèlerin. Le premier eut un verre de thé sucré, le second n’eut pas de sucre du