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de plus sage. La conclusion d’un autre fut que du moins pendant un moment il avait bien vécu. Un troisième se demanda pourquoi les suicides étaient devenus si fréquents chez nous ; « il semble, dit-il, que le sol manque sous nos pieds ». Ce raisonneur n’obtint aucun succès. Liamchine qui mettait sa gloire à jouer le rôle de bouffon, prit sur l’assiette une petite grappe de raisin ; un autre l’imita en riant, et un troisième avançait le bras vers la bouteille de château-yquem, quand survint le maître de police qui fit « évacuer » la chambre. Comme nous n’avions plus rien à voir, nous nous retirâmes aussitôt, bien que Liamchine essayât de parlementer avec le magistrat. La route s’acheva deux fois plus gaiement qu’elle n’avait commencé.

Il était juste une heure de l’après-midi lorsque nous arrivâmes à la maison du marchand Sévostianoff. On nous dit que Sémen Iakovlévitch était en train de dîner, mais qu’il recevrait néanmoins. Nous entrâmes tous à la fois. La chambre où le bienheureux prenait ses repas et donnait ses audiences était assez spacieuse, percée de trois fenêtres et coupée en deux parties égales par un treillage en bois qui s’élevait jusqu’à mi-corps. Le commun des visiteurs restait en deçà de cette clôture ; l’iourodivii se tenait de l’autre côté et ne laissait pénétrer auprès de lui que certains privilégiés ; il les faisait asseoir tantôt sur des fauteuils de cuir, tantôt sur un divan ; lui-même occupait un vieux voltaire dont l’étoffe montrait la corde. Âgé de cinquante-cinq ans, Sémen Iakovlévitch était un homme assez grand, aux petits yeux étroits, au visage rasé, jaune et bouffi ; sa tête presque entièrement chauve ne conservait plus que quelques cheveux blonds ; il avait la joue droite enflée, la bouche un peu déjetée et une grosse verrue près de la narine gauche. Sa physionomie était calme, sérieuse, presque somnolente. Vêtu, à l’allemande, d’une redingote noire, il ne portait ni gilet, ni cravate. Sous son vêtement se laissait voir une chemise propre mais d’une toile assez grossière. Ses pieds qui paraissaient malades étaient chaussés de pantoufles. C’était, disait-on, un