Page:Dostoïevski - Les Possédés, Plon, 1886, tome 1.djvu/349

Cette page n’a pas encore été corrigée

— Pourquoi pas ? Vous, personnellement, vous êtes un homme intelligent et sans doute vous ne croyez pas, mais vous comprenez trop bien que la foi vous est nécessaire pour abrutir le peuple. La vérité est plus honorable que le mensonge.

— Je l’admets, je l’admets, je suis tout à fait de votre avis, mais chez nous il est encore trop tôt, reprit le gouverneur en fronçant le sourcil.

— S’il n’y a que la question d’opportunité qui nous divise, si, à cela près, vous êtes d’avis de brûler les églises et de marcher avec des piques sur Pétersbourg, eh bien, quel fonctionnaire du gouvernement êtes-vous donc ?

Pris à un piège aussi grossier, Lembke éprouva une vive souffrance d’amour-propre.

— Ce n’est pas cela, répondit-il avec animation ; — vous vous trompez parce que vous êtes un jeune homme et surtout parce que vous n’êtes pas au courant de nos buts. Voyez-vous, très cher Pierre Stépanovitch, vous nous appelez fonctionnaires du gouvernement : c’est vrai, nous le sommes, mais, permettez, quelle est notre tâche ? Nous avons une responsabilité, et, au bout du compte, nous servons la chose publique aussi bien que vous. Seulement nous soutenons ce que vous ébranlez et ce qui sans nous tomberait en dissolution. Nous ne sommes pas vos ennemis, pas du tout ; nous vous disons : Allez de l’avant, ouvrez la voie au progrès, ébranlez même, j’entends, ébranlez tout ce qui est suranné, tout ce qui appelle une réforme, mais, quand il le faudra, nous vous retiendrons dans les limites nécessaires, car, sans nous, vous ne feriez que bouleverser la Russie. Pénétrez-vous de cette idée que vous, et nous avons besoin les uns des autres. En Angleterre, les whigs et les tories se font mutuellement contre-poids. Eh bien, nous sommes les tories et vous êtes les whigs, c’est ainsi que je comprends la chose.

André Antonovitch s’emballait. Déjà, à Pétersbourg, il aimait à parler en homme intelligent et libéral ; maintenant il le