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en s’adressant tout à coup à moi. — Vous voyez, ce sont là les rapports que nous avons ensemble depuis jeudi. Je suis bien aise qu’aujourd’hui, du moins, vous soyez ici, vous pourrez juger en connaissance de cause. D’abord il y a un fait : il me reproche la manière dont je parle de ma mère, mais n’est-ce pas lui qui m’a poussé à cela ? À Pétersbourg, quand j’étais encore au gymnase, ne me réveillait-il pas deux fois par nuit pour m’embrasser en pleurant comme une femme et me raconter quoi ? des anecdotes graveleuses sur le compte de ma mère. Il est le premier par qui je les ai apprises.

— Oh ! je parlais de cela alors dans un sens élevé ! Oh ! tu ne m’as pas compris, pas du tout !

— Mais tu en disais beaucoup plus que je n’en dis, conviens-en. Vois-tu, si tu veux, cela m’est égal. Je me place à ton point de vue ; quant à ma manière de voir, sois tranquille : je n’accuse pas ma mère ; que je sois ton fils ou le fils du Polonais, peu m’importe. Ce n’est pas ma faute si vous avez fait un si sot ménage à Berlin, mais pouvait-on attendre autre chose de vous ? Eh bien, n’êtes-vous pas des gens ridicules, après tout ? Et ne t’est- il pas égal que je sois ou non ton fils ? Écoutez, continua-t-il en s’adressant de nouveau à moi, — depuis que j’existe, il n’a pas dépensé un rouble pour moi ; jusqu’à l’âge de seize ans, j’ai vécu sans le connaître ; plus tard, il a ici dilapidé mon avoir ; et maintenant il proteste qu’il m’a toujours porté dans son cœur, il joue devant moi la comédie de l’amour paternel. Mais je ne suis pas Barbara Pétrovna pour donner dans de pareils godans !

Il se leva et prit son chapeau.

— Je te maudis ! fit en étendant la main au-dessus de son fils Stépan Trophimovitch pâle comme la mort.

— Peut-on être aussi bête que cela ! reprit d’un air étonné Pierre Stépanovitch ; — allons, adieu, vieux, je ne viendrai plus jamais chez toi. Quant à ton article, n’oublie pas de me l’envoyer au préalable, et tâche, si faire se peut, d’éviter les fadaises : des faits, des faits, des faits, mais surtout sois bref. Adieu.