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tous les regards se portèrent curieusement vers elle. Il est à noter que jusqu’à cette soirée le duel n’était l’objet que de commentaires très discrets : l’événement était très récent ; d’ailleurs on ignorait encore les mesures prises par l’autorité. Autant qu’on pouvait le savoir, celle-ci n’avait pas inquiété les deux duellistes. Par exemple, il était de notoriété publique que le lendemain matin Artémii Pétrovitch avait librement regagné son domaine de Doukhovo. Comme de juste, tous attendaient avec impatience que quelqu’un se décidât à aborder ouvertement la grosse question du jour, et l’on comptait surtout pour cela sur le général dont j’ai parlé tout à l’heure.

Ce personnage, un des membres les plus qualifiés de notre club, avait, en effet, l’habitude d’attacher le grelot. C’était là, pour ainsi dire, sa spécialité dans le monde. Le premier il portait au grand jour de la discussion publique les choses dont les autres ne s’entretenaient encore qu’à voix basse.

Dans la circonstance présente le général avait une compétence particulière. Il était parent éloigné d’Artémii Pétrovitch, quoiqu’il fût en querelle et même en procès avec lui ; de plus, il avait eu lui-même deux affaires d’honneur dans sa jeunesse, et l’un de ces duels lui avait valu d’être envoyé comme simple soldat au Caucase. Quelqu’un vint à parler de Barbara Pétrovna qui, depuis deux jours, s’était remise à sortir, et à ce propos vanta son magnifique attelage provenant du haras des Stavroguine. Sur quoi le général observa brusquement qu’il avait rencontré dans la journée « le jeune Stavroguine » à cheval… Un vif mouvement d’attention se produisit aussitôt dans l’assistance. Le général poursuivit en tournant entre ses doigts une tabatière en or qui lui avait été donnée par le Tzar :

— Je regrette de ne pas m’être trouvé ici il y a quelques années… j’étais alors à Karlsbad… Hum. Ce jeune homme m’intéresse fort, j’ai tant entendu parler de lui à cette époque… Hum. Est-il vrai qu’il soit fou ? Quelqu’un l’a dit alors. L’autre jour on me racontait qu’outragé devant