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rale avait depuis plusieurs années abdiqué toute action sur la marche des affaires publiques, et maintenant elle ne s’occupait plus que de ses intérêts privés. Deux ou trois ans lui suffirent pour faire rendre à son domaine à peu près ce qu’il rapportait avant l’émancipation des paysans. Le besoin d’amasser, de thésauriser, avait remplacé chez elle les aspirations poétiques de jadis. Elle éloigna même Stépan Trophimovitch de sa personne en lui permettant de louer un appartement dans une autre maison (depuis longtemps lui-même sollicitait cette permission sous divers prétextes).

Nous tous qui avions nos habitudes chez la générale, nous comprenions que son fils lui apparaissait maintenant comme une nouvelle espérance, comme un nouveau rêve. Sa passion pour lui datait de l’époque où le jeune homme avait obtenu ses premiers succès dans la société pétersbourgeoise, et elle était devenue plus ardente encore à partir du moment où il avait été cassé de son grade. Mais en même temps Barbara Pétrovna avait évidemment peur de Nicolas Vsévolodovitch, et, devant lui, son attitude était presque celle d’une esclave. Ce qu’elle craignait, elle-même n’aurait pu le préciser, c’était quelque chose d’indéterminé et de mystérieux. Souvent elle regardait Nicolas à la dérobée, comme si elle eût cherché sur son visage une réponse à des questions qui la tourmentaient… et tout à coup la bête féroce sortit ses griffes.

II

Brusquement, sans rime ni raison, notre prince fit à diverses personnes deux ou trois insolences inouïes. Cela ne ressemblait à rien, ne s’expliquait par aucun motif, et dépassait de beaucoup les gamineries ordinaires que peut se permettre un jeune écervelé. Un des doyens les plus considérés de notre club, Pierre Pavlovitch Gaganoff, homme âgé et