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l’avez-vous pas encore fait ? N’êtes- vous pas déjà entré dans la voie des dénonciations ? N’avez-vous point, par bêtise, écrit quelque lettre ?

— Non, je n’ai rien fait encore, et… je ne pensais même pas à cela, répondit le capitaine qui tenait toujours ses yeux fixés sur Stavroguine.

— Eh bien, vous mentez quand vous dites que vous ne pensiez pas à cela. C’est même dans cette intention que vous voulez aller à Pétersbourg. Si vous n’avez pas écrit, n’avez-vous pas lâché un mot de trop en causant ici avec quelqu’un ? Répondez franchement, j’ai entendu parler de quelque chose.

— J’ai causé avec Lipoutine, étant ivre. Lipoutine est un traître. Je lui ai ouvert mon cœur, murmura le capitaine devenu pâle.

— Il n’est pas défendu d’ouvrir son cœur, mais il ne faut pas être un sot. Si vous aviez cette idée, vous auriez dû la garder pour vous. Aujourd’hui les hommes intelligents se taisent au lieu de bavarder.

— Nicolas Vsévolodovitch ! dit en tremblant Lébiadkine ; — personnellement vous n’avez pris part à rien, je ne vous ai pas…

— Oh ! je sais bien que vous n’oseriez pas dénoncer votre vache à lait.

— Nicolas Vsévolodovitch, jugez, jugez !… Et désespéré, les larmes aux yeux, le capitaine fit le récit de sa vie depuis quatre ans. C’était la stupide histoire d’un imbécile qui, l’ivrognerie et la fainéantise aidant, se fourre dans une affaire pour laquelle il n’est pas fait et dont, jusqu’au dernier moment, il comprend à peine la gravité. Il raconta qu’à Pétersbourg il s’était laissé entraîner d’abord simplement par l’amitié, comme un brave étudiant, quoiqu’il ne fût pas étudiant : sans rien savoir, « le plus innocemment du monde », il semait divers papiers dans les escaliers, les déposait par paquets de dix sous les portes, les accrochait aux cordons des sonnettes, les distribuait en guise de journaux, les glissait, au théâtre, dans les chapeaux et dans les poch